La Cour européenne épingle les autorités italiennes. Sans l'accord passé avec le gouvernement tunisien en avril 2011, l'Italie ne pouvait procéder à des expulsions collectives, foulant aux pieds tous les principes humanitaires. La première chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu hier son arrêt dans l'affaire Khlaifia et autres c. (requête n° 16483/12) pour « détention irrégulière, dans des conditions dégradantes, de migrants tunisiens sur l'île de Lampedusa en Italie avant une expulsion collective illégale ». L'affaire concerne, selon un communiqué de presse, « la rétention, dans un centre d'accueil de Lampedusa puis sur des navires amarrés dans le port de Palerme, ainsi que le rapatriement en Tunisie, de migrants irréguliers débarqués sur les côtes italiennes en 2011 dans le cadre des événements liés au Printemps arabe ». Retour sur un drame Janvier-avril 2011. Profitant d'un relâchement de la surveillance douanière et policière aux frontières, des milliers de jeunes Tunisiens désœuvrés ont pris d'assaut la petite île italienne, qui est une halte nécessaire dans l'odyssée de milliers de clandestins qui tentent de rejoindre l'Europe. L'on recense, en effet, l'arrivée de plus de 450 barques tunisiennes en une semaine. Toutefois, ils n'arriveront pas tous au bout de leur rêve puisque près d'un millier, en majorité des Tunisiens, seraient morts noyés ou portés disparus dans le canal de Sicile entre le 1er janvier et le 31 mars 2011. Cependant, les nouveaux venus ont été retenus sur un quai militarisé du port de Lampedusa. Par manque de place, les Tunisiens débarqués dormaient depuis des jours dans un bâtiment de la gare maritime ou à défaut de places dehors sur le ciment du quai. Même les toilettes qui se trouvent dans les bureaux maritimes sont utilisés comme dortoirs. En effet, laissés-pour-compte, ces Tunisiens qui ont voyagé sans bagages, sans vêtements de rechange, dormaient à la belle étoile sans matelas, sans couverture avec des températures de 6 à 8 degrés. Bien que l'Italie ait proclamé l'état d'urgence humanitaire, les secours sur place étaient encore sommaires. Ces conditions d'accueil très dures reflétaient une politique de rejet vis-à-vis des immigrés tunisiens. En effet, selon la thèse des membres actifs de quelques ONG sur place, les autorités italiennes ne voulaient pas que les clandestins téléphonent à leurs proches pour leur dire qu'à Lampedusa, c'est le paradis. Il s'agirait, selon eux, d'une stratégie dissuasive qui a pu opérer puisque plusieurs clandestins ont craqué au bout de dix jours et ont voulu «rentrer au pays». En effet, la situation était dramatique et l'image de l'île en a été tellement altérée qu'elle est devenue une île sentinelle de l'Europe qui retient les flux migratoires du sud et protège l'Europe des nouveaux venus. « Viva Italia » Pour l'histoire, un retour sur les faits pourrait donner un aperçu de l'atrocité vécue par ceux qui partaient à la recherche d'un eldorado. Les deux premiers mots qui sortaient de la bouche des immigrés clandestins une fois qu'ils foulaient le sol de Lampedusa, sont «Liberta» et «Viva Italia». Pourtant, ce sera la première désillusion de ces Robinson. Car le rêve se transforme en cauchemar très rapidement. D'abord, ils seront contrôlés, retenus, enfermés, déshumanisés au point de vouloir se donner la mort (nombreux sont ceux qui se sont coupé les veines). Incarcération arbitraire, errance et vexations permanentes d'un environnement hostile, comme s'il s'agissait d'ennemis dangereux. Par ailleurs, tous ceux parmi les autochtones qui essayeront de leur venir en aide encourent de fortes peines. C'est donc sur la colline de la honte, telle que les défenseurs des droits des immigrés l'ont appelée, que l'atrocité des conditions de « rétention » a atteint son summum. En effet, sans toilettes, sans eau douce pour les ablutions, les Tunisiens grimpaient sur les rochers situés au-dessus du quai, pour faire leurs besoins. A l'aide de quelques bâches «empruntées» des camions, ils dressent des tentes, bâtissent des gourbis pour y loger. La nuit, la température est de 8 à 10 degrés, mais avec le vent cela peut descendre beaucoup plus bas. Les couvertures qui leur ont été distribuées sont synthétiques, jetables et très fines. Elles sont faites pour être utilisées dans des bâtiments fermés, pas en plein air. Quant à la nutrition, le matin, une bouteille de lait doit être partagée par cinq personnes. Pour les repas, les Tunisiens se plaignaient des pâtes qu'on leur distribuait, non seulement en nombre de plats insuffisants mais aussi des effets qui s'ensuivent tels que les douleurs d'estomac et les migraines. Ce qui a acculé les Tunisiens confinés au port à s'échapper pour aller circuler en ville pour pallier ces lacunes de séjour, notamment en matière d'alimentation. Mais en ville, c'est à une autre réalité qu'ils ont dû faire face. Celle de la xénophobie. Car, profitant de la situation dans l'île, des protagonistes de la droite fasciste ont prononcé des discours qui ont émoussé la foule sur l'île et attisé la haine raciale. Une bavure tunisienne aussi Il n'empêche, plus de 55.000 Tunisiens ont pu rejoindre les côtes italiennes au mois d'octobre 2011. Au grand dam de ceux que les eaux de la Méditerranée auraient transportés après le 5 avril 2011, cette date butoir, une seule surprise les attend : l'expulsion. C'est que la politique de la sourde oreille des responsables européens et le désarroi des insulaires ont conduit le gouvernement du Cavaliere à conclure un accord avec les autorités tunisiennes en vertu duquel 25.000 immigrants clandestins tunisiens qui se trouvaient sur l'île entre le 15 janvier et le 5 avril ont bénéficié d'un permis de séjour humanitaire temporaire. L'accord qui a été conclu entre le ministre de l'intérieur italien Roberto Maroni et le chef du gouvernement à l'époque Béji Caïd Essebsi, a foulé aux pieds les principes élémentaires des droits de l'Homme. En effet, il autorisait le gouvernement italien à expulser manu militari les immigrés qui débarqueraient sur l'île après le 5 avril à minuit. Une telle clause, en contradiction avec la Constitution italienne et les conventions internationales, avait pour monnaie de change l'octroi de permis de séjour aux Tunisiens déjà sur place et la fourniture d'équipements pour les gardes-côtes tunisiens. C'est cette clause qui autorise aussi le gouvernement italien à expulser les Tunisiens sans le recours aux procédures habituelles d'identification des personnes qui nécessite des semaines, voire des mois. Une entorse aux procédures que le gouvernement italien a exigé comme deuxième condition. A cet effet, un plan d'évacuation a été minutieusement préparé pour «vider l'île» en deux temps trois mouvements. Plus de mille cinq cents policiers et militaires ont été dépêchés sur l'île pour veiller à la sécurité des habitants et au bon déroulement des opérations de transfert des Tunisiens vers d'autres centres d'accueil. La grande polémique Cependant, bien que l'accord passé avec les autorités tunisiennes et consistant à délivrer des permis de séjour temporaires de six mois aux immigrés tunisiens qui ont débarqué sur la péninsule italienne avant le 5 avril minuit ne soit pas d'un bon deal pour les Tunisiens, il a provoqué un tollé au sein de l'UE. Et pour cause, un tel permis de séjour accorderait le droit à ceux qui en détiennent de circuler dans l'espace Schengen. D'où la crainte d'un pays tel que la France de se voir «envahir» par ces flux migratoires. Une polémique qui dépassera les frontières de l'île pour secouer la forteresse Europe, qui a failli voir son édifice s'écrouler comme un château de cartes suite à l'opposition de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de la Belgique à la solution adoptée par l'Italie pour résoudre le problème que Berlusconi a qualifié de «tsunami humain». D'une seule voix, le club des pays les plus puissants d'Europe a récusé le recours de l'Italie à la directive 55, qui énonce sur le droit immédiat de l'UE d'octroyer l'asile politique temporaire à ceux qui fuient «des pays où leurs vies sont menacées». En effet, considérant que les immigrés débarqués à Lampedusa et qui sont originaires des pays de l'Afrique du Nord sont «des catégories vulnérables qui fuient la précarité économique et non les guerres», le premier «non» a été signifié au ministre de l'Intérieur italien Roberto Maroni par Cecilia Malstrom, commissaire européen pour les affaires internes. C'est ce qui a encouragé Giuliano Bignasca, le patron du mouvement suisse la Lega, qui venait de remporter les élections du canton Ticino, de menacer de construire un mur «haut de quatre mètres» sur les frontières avec l'Italie, pour empêcher les nouveaux immigrés tunisiens de pénétrer en Suisse. Alors que Maroni invoquait la mise en application du mécanisme de la «solidarité obligatoire» entre les pays de l'U.E, ces derniers acculent l'Italie à assumer toute seule sa responsabilité dans la régularisation de la situation de 25.000 immigrés tunisiens. Chose qui a fini par irriter le ministre de l'Intérieur italien qui a haussé le ton en disant «avec les permis de séjour pour les immigrés tunisiens, les frontières seront ouvertes ou elles ne le seront plus jamais et Schengen perdra sa raison d'être». Cette pression italienne a poussé les Européens à reconsidérer leur position en laissant entendre que ces permis de séjour seront acceptés à condition d'appliquer l'article V du traité Schengen qui exige de l'immigré qui souhaite circuler dans l'espace Schengen la présentation d'un document de voyage valide, d'être en possession de suffisamment de moyens de subsistance et de ne représenter aucun risque pour l'ordre public. Rapatriement massif Entre-temps, l'Italie avance à grands pas dans l'application de son accord passé avec le gouvernement tunisien à propos du plan d'évacuation destiné à «vider l'île». Un pont aérien avec six vols par jour a été mis en branle. De plus, le gouvernement italien a affrété pour la circonstance, en plus du navire militaire San Marco, quatre autres bateaux, à savoir Catania appartenant à la compagnie Grimaldi, l'Excelsior de la compagnie Grandi Navi Veloce, la Clodia et le Waiting Street. En soixante-douze heures déjà, il ne restait sur l'île qu'à peine mille cinq cents clandestins. Ces rapatriements ne se sont pas faits sans heurts. En effet, inquiets, les immigrants tunisiens ont manifesté contre ces transferts massifs. Ils avaient peur qu'on ne les rapatrie chez eux. C'est qu'ils ont eu vent que l'initiative italienne de «régulariser» temporairement le séjour des immigrés tunisiens ne les concerne pas. N'empêche, ces manifestations n'ont pas pour autant entravé le déroulement des opérations à Lampedusa. Du coup, l'île s'est transformée en une grande caserne. Elle pointe du nez et nargue les nouveaux venus qui sont vite repérés et placés au centre d'accueil pour les immigrés clandestins. Ils ne pourront guère échapper à l'expulsion. Seuls les mineurs pouvaient bénéficier d'un permis de séjour. En effet, leur méconnaissance de leurs droits les expose à des violations mineures qui les privent de la jouissance de certains traitements prévus par la Constitution italienne, les conventions internationales et les directives européennes. En effet, les autorités italiennes étaient fermes vis-à-vis des nouveaux venus et agissaient avec une célérité étonnante. Le refoulement se passe illico presto. Pris de court, les immigrés tunisiens qui exigeaient le droit de rester sur le sol européen ont mis le feu au centre d'accueil de Lampedusa, pour tenter de s'échapper. Ils ont refait le même scénario qu'en 2008. Heureusement cette fois-ci, les autorités italiennes n'étaient pas prises au dépourvu. Elles ont pu intervenir à temps pour calmer la foule. Au fait, ils ont pu berner les immigrés par le biais de faux espoirs. Car, tôt le matin, les policiers ont commencé à acheminer les Tunisiens par groupes vers le port de Lampedusa, où le navire Excelsior les attendait pour un embarquement d'urgence. En file indienne, après avoir subi une fouille corporelle, ils montaient à bord par groupes de cinq escortés par des policiers. Ils seront placés en cale du bateau et n'auront pas d'accès aux ponts. Pourtant, l'Italie ne devait pas procéder à l'expulsion de plus de deux groupes de trente personnes par jour, selon l'accord passé avec la Tunisie. Encore une bavure de commun accord. Le verdict Pour tous les faits énoncés, la Cour européenne des droits de l'Homme a estimé que la détention des requérants était «irrégulière». «Dénuée de base légale, les raisons leur en sont restées inconnues et ils n'ont pas pu la contester », stipule le verdict. Concernant leurs conditions de détention dans le centre d'accueil, la Cour conclut que les conditions de détention des requérants ont porté atteinte à leur dignité. Elle a considéré en outre que les requérants « ont fait l'objet d'une expulsion collective », et que même la « réalisation d'une procédure d'identification ne suffit pas à exclure l'existence d'une expulsion collective ». Elle déplore par ailleurs « qu'à cette époque, un grand nombre de Tunisiens a été expulsé par le biais de telles procédures simplifiées ». Lesquelles procédures ont été simplifiées par la « complicité » du gouvernement tunisien. Les requérants ont désormais droit à un dédommagement italien de 10.000 euros par personne (Ils sont trois). Les milliers d'autres contraints de force à retourner au bercail ont droit à la vérité sur cet accord.