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La Tunisie, Daech et la mondialisation
Tribune
Publié dans La Presse de Tunisie le 02 - 09 - 2015


Par Hédi BEN ABBES
Depuis que Fukuyama a annoncé la fin de l'histoire et Huntington le choc des civilisations, nous sommes saisis par un sentiment mitigé entre effroi, à l'idée qu'aussi bien l'un que l'autre avaient vu juste, et incrédulité, due au fait de penser que cette théorisation des relations internationales n'a rien d'une prophétie mais que c'est une stratégie politique, économique et sécuritaire au service des grandes puissances. On est tiraillé entre le simple constat d'une évolution du monde d'un côté et de l'autre, les «théories de complots» qui stipulent que les théoriciens théorisent et que les politiciens mettent en application ces théories pour mieux asseoir un néocolonialisme version 2.0.
Toujours est-il que les différentes dimensions de la mondialisation sont aujourd'hui une réalité tangible et vérifiable à tous les niveaux, économique d'abord, par l'instauration du libre-échange comme une norme universelle par laquelle disparaissent les nuances des systèmes économiques. De là découle une disparition progressive des frontières physiques et douanières pour faciliter l'échange des biens et des services et la dilution de la typologie des Etats-nations et de la souveraineté au profit d'entités plus larges (UE, AMI, Brics, etc.) et le transfert de la souveraineté vers des institutions supranationales sous forme de commission, conseil, union, etc.
La marche forcée vers la dérégulation et l'uniformisation des systèmes sous l'argument de l'efficience et de la rentabilité a instauré une volonté d'uniformiser les systèmes culturels et l'instauration d'une concurrence à même de faire émerger des formes culturelles dominantes, expression de la puissance économique et des stratégies de marketing, d'où la marchandisation de la culture. Socle du comportement et de la compréhension du monde, la culture façonne la perception et la lecture de ce monde à travers le filtre culturel dominant. L'ouverture culturelle qui a favorisé l'accès à la différence aurait été un aspect positif indéniable si elle n'avait pas été phagocytée par l'instauration d'une hiérarchisation des expressions culturelles sur la base de la puissance économique. L'objectif consiste à uniformiser la pensée pour uniformiser la consommation. Même l'art ne déroge pas à la règle et il est soumis aujourd'hui aux mêmes normes du marché. La disparition du cinéma d'auteur au profit du cinéma commercial en est le meilleur exemple.
Dans le domaine politique, la mondialisation aurait pu être le cadre idoine de la seule uniformisation qui vaille, à savoir celle qui consacre les droits de l'Homme, les libertés individuelles et collectives, l'Etat de droit, la bonne gouvernance. Celle qui abolit l'exploitation des enfants et les inégalités. De toutes ces dimensions, la mondialisation politique n'a engendré que moins d'Etat et plus de prise en compte de facteurs exogènes dominants tels que les bailleurs de fonds internationaux et les organismes de régulation dont les objectifs consistent à réduire la souveraineté des Etats jugés trop interventionnistes et «égalitaristes» au profit d'un système politique au service d'un nouvel ordre mondial dominé par toutes sortes de lobbies et de corporations.
Pour que ce nouvel ordre mondial puisse trouver expression sans entraves, le système de sécurité doit être à son tour réorganisé pour sécuriser toutes les routes, comme jadis celle de la soie ou des épices, aujourd'hui celles de l'énergie, des matières premières, de la circulation des biens. En d'autres termes, la marchandise a pris le pas sur l'homme. Pendant qu'on érige des murs, qu'on creuse des tranchées et qu'on déroule les barbelés pour empêcher les hommes de circuler, les marchandises, elles, sont protégées, leurs canaux d'acheminement balisés et les eaux, les airs et les terres sont constamment scrutés pour éradiquer toute entrave à leur circulation.
Si l'on résume, on peut dire que la mondialisation a consacré l'interdépendance des pays et des Etats et l'uniformisation des systèmes économique, politique, culturel, et de sécurité, le tout au service d'une marchandisation des relations internationales et de la désacralisation de la vie humaine au détriment de l'environnement. D'un espace strié, on est passé à un espace lisse sur lequel les marchandises et les idées glissent sans aspérités ni contestation sous couvert de droit de tous à tout et à rien en même temps. Les nouvelles technologies n'ont fait qu'accélérer le phénomène en favorisant le virtuel sur le réel à travers l'hyperfinanciarisation de l'économie.
Certes l'interdépendance des nations chère à Adam Smith était une manière de pacifier les rapports économiques et par la même occasion les rapports de force en renforçant la sécurité. Sauf que la mondialisation a érigé de nouvelles barrières et de nouvelles disparités encore plus prononcées non seulement entre pays du Nord et pays du Sud, mais aussi des disparités Sud-Sud et Nord-Nord, voire des disparités au sein de la même communauté par la marginalisation de pans entiers de la population réduits soit à un statut d'outils au service du capital, soit à la paupérisation. Car ce que le système de libre-échange engendre à l'échelle des nations, il le reproduit à une échelle plus réduite au sein d'une seule et même nation.
Ces laissés-pour-compte se comptent aujourd'hui par centaines de millions, voire par milliards, d'où le lien à faire avec Daech.
Si on observe le phénomène d'un point de vue à la fois économique, sociologique, culturel et religieux, on constate qu'il s'agit, du moins dans les grandes lignes, d'un contre-projet à la mondialisation tout en empruntant les mêmes arguments et les mêmes codes.
Comme à peu près le reste du monde, la Tunisie, qui ne fait pas exception, est pleinement impliquée dans la mondialisation et en subit les conséquences. De l'indépendance à nos jours, la Tunisie s'était inscrite dans un système libéral atténué du temps de Bourguiba par une forte implication de l'Etat dans la gestion des affaires publiques. Cette approche protectionniste a subi des érosions au fur et à mesure que le régime se durcissait et que l'exercice du pouvoir faisait basculer le pays vers une voyoucratie où l'argent était devenu roi et les valeurs longtemps ancrées dans les mentalités étaient devenues obsolètes. La corruption et l'absence de transparence et de bonne gouvernance ont accentué la dépendance du pays des bailleurs de fonds qui réclament en contrepartie de s'inscrire pleinement dans le système mondialisant sans pour autant exiger les aspects positifs de cette mondialisation principalement en matière de droits de l'Homme et de bonne gouvernance. En Tunisie, l'Etat n'était plus en mesure de jouer son rôle de modérateur, de protecteur des couches les plus faibles et même de la classe moyenne, devenue elle-même la proie de la corruption et encline à l'exploitation outrancière des biens publics comme moyen de compenser la perte du pouvoir d'achat. Les conséquences de la combinaison des méfaits de la mondialisation et de la mauvaise gestion des affaires publiques ont fini par déchirer le tissu social, accentuer l'insécurité, remonter une partie de la population contre une autre et rendre obsolète toute perspective de s'en sortir par le travail et par les études. La loi de l'offre et de la demande, donc la loi du marché dans un Etat de non-droit, ne peut engendrer que les formes les plus abjectes des inégalités. De ce point de vue, Ben Ali était considéré comme le «bon élève» tant il inscrivait sa politique économique dans le sillage de la mondialisation en espérant que cela lui assure un soutien international et prolonge son règne à l'infini. Il ne se souciait guère des ravages d'une telle politique sur le plan social et économique. Un système éducatif et une santé à double vitesse, selon les ressources, corruption, chômage, marginalisation, effritement des valeurs, insécurité, impunité pour les uns et injustice et arbitraire pour les autres, absence de perspectives, perte des repères, telles étaient quelques-unes des conséquences néfastes de la conjugaison de la mondialisation et de la voyoucratie.
D'aucuns se demandent pourquoi la Tunisie, ce pays considéré comme pacifique avec un peuple «modéré» et souriant, a pu devenir le premier pourvoyeur de terroristes dans le monde ? Cette question n'aurait pas lieu d'être si l'on prend en considération les transformations économiques et sociales qu'ont engendrées à la fois la mondialisation et la mauvaise gestion interne du pays. Le résultat de ces deux facteurs exogène et endogène ont fini par produire des monstres dont l'unique objectif est d'inverser la tendance. Je m'explique, si la mondialisation est une accélération de l'histoire, le «jihadisme» en est une décélération. N'étant plus en mesure de suivre le rythme effréné de la mondialisation et la marche forcée vers un modèle dont nous ne maîtrisons ni les mécanismes ni les leviers, le retour à des valeurs ancestrales, à des archétypes et des codes qui rassurent et qui redonnent le sentiment d'exister devient un acte de survie.
Le radicalisme religieux, disais-je, décélère l'histoire alors que la mondialisation l'accélère, cette dernière tend à abolir les frontières et uniformiser la culture, le radicalisme religieux en fait autant. Les systèmes politiques, économiques, culturels tendent vers l'uniformisation dans les deux cas. Les moyens utilisés ne sont pas moins violents dans un cas comme dans l'autre. Une violence «légale» qui passe par un semblant de respect du droit international, contre une violence barbare qui fait fi de toutes les normes mais dans les deux cas, il y a violence. Certes, on ne peut pas mettre sur un pied d'égalité une mondialisation qui a érigé les droits de l'Homme, le respect des différences et des minorités comme principes fondateurs d'un côté, et les éradicateurs de tout ce qui dépasse et qui diffère de l'autre. L'idée consiste à démontrer à quel point la mondialisation et le radicalisme religieux empruntent les mêmes codes et d'une certaine manière les mêmes objectifs (abolition des frontières, universalisation du système unique, uniformisation de la pensée), l'un pour davantage de vie même de manière inégale (la mondialisation) et l'autre pour moins de vie (le radicalisme religieux) mais dans les deux cas, il y a de la violence.
Si on fait un plan serré sur le cas de la Tunisie qui, d'une certaine manière, ne diffère guère de celui des autres pays dans la région, on constate que le phénomène de radicalisation et donc de violence extrême a trouvé un terreau très favorable en Tunisie plus qu'ailleurs. En effet, la Tunisie a subi de plein fouet comme expliqué plus haut les répercussions de la mondialisation et de la voyoucratie conjuguées. Perte des repères identitaires, perte de pouvoir d'achat pour une large majorité de la population, perte des valeurs, insécurité sous toutes ses formes, empilement de plusieurs misères, intellectuelle, économique, affective, psychologique, horizons bouchés. La route vers le Nord était devenue synonyme de mort et pour les plus chanceux de misère dans les pays d'accueil, violence dans les rapports humains à l'intérieur du pays, incivilité, corruption, individualisme exacerbé, délitement de l'Etat, etc. Toutes ces mutations profondes de la société tunisienne ont engendré chez toutes les couches sociales à des degrés variés le sentiment d'appartenir à une civilisation vaincue dont le seul salut réside dans le rétablissement des repères les plus consensuels et les plus rassurants parmi lesquels la religion, qui reste et de loin le socle le plus fiable.
Du temps de la dictature, toutes ses questions étaient étouffées et enfouies de manière autoritaire. Le système dictatorial était devenu LA référence, toute la population vivait sous la contrainte et d'une certaine manière à égalité dans la soumission. Même les riches et les privilégiés avaient le sentiment d'être sous une autre forme d'insécurité qui les contraignait à davantage d'allégeance et de soumission au régime et aux familles régnantes. Le pays entier fut contraint de suivre la marche forcée vers «la modernisation» ou l'occidentalisation donc l'intégration à un système mondialisé sans prendre en considération ce que j'appelle l'horloge civilisationnelle. L'écart entre l'horloge politique et son programme de « modernisation» forcée d'un côté et la cadence naturelle d'une culture et d'une civilisation n'a fait que creuser l'écart entre ceux qui tiraient profit de la «modernisation» et ceux qui en étaient la victime expiatoire. Dès que la contrainte fut levée et que la marche n'était plus imposée d'en haut, toutes les questions sur l'identité, le partage des richesses, les inégalités, notre place dans le concert des nations ont refait surface. Réflexe de survie, action d'orgueil, besoin d'exister autrement, besoin de repères fiables et rassurants, les Tunisiens de toutes les factures sociales et quelles que soient leurs conditions économiques se sont rués vers le conservatisme d'expression religieuse comme pour renouer avec l'horloge civilisationnelle qui, elle, a continué à évoluer selon son rythme historique. Pas loin de 80% des femmes tunisiennes aussi bien à l'intérieur du pays qu'à l'extérieur se sont voilées spontanément. Quant aux hommes ils se sont rués vers les mosquées et un nouveau vocable a surgi de nulle part avec les salamoualaykom à toutes les sauces et des sonneries de portable plus pieuses les unes que les autres.
Les ravages de la dictature s'estiment davantage en termes de valeurs qu'en termes pécuniaires. Pertes de repères, perte de sens, insécurité physique et psychique pour tous, marginalisation, absence d'horizon, et voilà comment la génération Ben Ali s'est retrouvée complètement désorientée avec tout ce que cela engendre comme peur pour l'avenir. Le secret de la religion, disait Oscar Wilde, réside dans la peur.
La réaction à une telle crise identitaire et existentielle ne peut se faire de manière égale et raisonnée. Certains, les plus vulnérables intellectuellement, socialement et psychologiquement, dans leur quête identitaire sont allés vers l'expression la plus extrême de cette identité sous l'emprise d'un langage binaire «haram vs halel» savamment exploité par des prosélytes dogmatiques et criminels.
Les motivations derrière la radicalisation religieuse dans sa forme la plus barbare peuvent être classées en cinq catégories: identité, pouvoir, argent, sexe et idéologie. Le profil le plus répandu chez les «jihadistes» correspond à au moins une ou plusieurs de ces catégories. L'engagement dans le «jihadisme» aussi bien dans le Moyen-Orient qu'ailleurs trouve une explication dans ces catégories parmi lesquelles le sexe tient une place prépondérante. C'est par une fausse pudeur que peu d'études ont été faites sur cette motivation qu'on retrouve aussi bien chez les filles que chez les garçons. Toutes les frustrations qu'elles soient d'ordre matériel ou culturel trouvent dans le «jihadisme» un défoulement avec la bonne conscience en prime puisque cette conception de la religion procure à ses adeptes la légitimité requise. On revendique une identité et plus elle est extrême et plus elle devient l'affirmation de son existence. Cette identité est débarrassée de toutes les influences et les interactions et elle est réduite à son plus petit dénominateur. Les objectifs sont les suivants :
l'identité, redessiner les contours d'une identité fondamentale autour de marqueurs à référence unique, à savoir l'islam sunnite rigoriste en éliminant toute autre dimension d'une identité tunisienne bien complexe et rhizomique. Plus les marqueurs sont univoques et plus l'affirmation de l'identité se fait par opposition et non par synergie. A défaut de s'intégrer dans un monde en interaction permanente, les «jihadistes» se réfugient dans une identité retranchée et rassurante pour couper court à tout débat sur les influences interculturelles.
Le pouvoir : les «jihadistes», qui n'existaient que par la violence et la marginalisation, se trouvent aujourd'hui détenteurs d'un pouvoir de vie et de mort sur des populations conquises en dépit du fait qu'elles soient pour la plupart du temps, des populations musulmanes. L'essentiel c'est d'assujettir le réel au fantasmagorique, que dis-je au dogmatique. Des populations entières sont réduites à l'esclavage quand elles ne sont pas exterminées.
L'argent : contrebande, spoliation et financement par des Etats belliqueux ont engendré des nouveaux barons de la guerre parmi ceux qui étaient des va-nu-pieds.
Le sexe : la femme objet, la femme au service des fantasmes d'hommes devenus puissants, car ils détiennent le pouvoir et l'argent. Toutes les frustrations et les fantasmes trouvent libre court dans le «jihadisme» qui légitime tout. Leur conception de la religion est devenue une licence pour la licence et la débauche. De là on comprend le rôle primordial que peut jouer la femme tunisienne pour résister à la chosification de son statut. Le salut de la Tunisie viendra de ses femmes ou ne viendra pas.
Quant à l'idéologie, elle frappe essentiellement les diplômés, je dis bien les diplômés et non les intellectuels car être intellectuel est antinomique à la monoculture. Ces diplômés sont souvent des scientifiques à qui il manque singulièrement l'ouverture d'esprit nécessaire à la compréhension du monde et à la place qu'on doit y occuper. Leur compréhension de la religion est extrêmement limitée et sujette à un littéralisme témoin de leur ignorance des fondements même de la religion musulmane. Au-delà de ce particularisme régional, nous pouvons affirmer que la crise profonde que traversent notre pays et toute la région n'est pas près d'être résorbée tant qu'on n'aura pas mené une réflexion profonde sur le système de remplacement et le projet de société qu'on souhaite mettre en place.
La Tunisie comme le reste du monde arabe et du monde musulman ne peut faire l'économie d'un débat sur l'orientation qu'on souhaite donner à nos sociétés. Nous ne semblons pas retenir les leçons de l'histoire et j'en veux pour exemple les mêmes soubresauts qu'ont connus la Grande-Bretagne du XVIIe siècle et la France des lumières. La révolution industrielle, l'avènement du système parlementaire, le début d'un processus égalitaire, la démocratie n'ont pu voir le jour qu'en opérant une rupture franche et sans équivoque avec l'Eglise et le remplacement du droit divin par le droit positif. Comment peut-on opérer cette mutation sans être en mesure de proposer un projet de remplacement par lequel l'homme arabe peut se réaliser ? Aujourd'hui dans notre chère Tunisie ce projet n'existe pas, cette vision n'existe pas. On gesticule dans tous les sens sans savoir où l'on va et quelle orientation donner à notre action. Quand les Anglais se sont débarrassés du pouvoir abusif de l'Eglise et de la papauté ils se sont donné les moyens d'impliquer le peuple dans un projet collectif dont tout le monde pouvait tirer profit et qui a atteint son paroxysme dans le Welfare State pour le bien-être social et le vote des femmes en 1920 pour les droits politiques. De même pour la République Française qui a su mettre en place des valeurs prônant la justice, l'égalité et la fraternité, jadis monopole abusif de l'Eglise. Ce passage de l'irresponsabilité vers la responsabilité individuelle et collective était à l'origine de la prospérité économique et sociale, même si cela a donné lieu aussi à d'autres formes d'injustice matérialisées dans l'esclavage et le colonialisme comme expression de puissance et d'hégémonie.
Néanmoins, nous les Tunisiens qui sommes dans un tournant décisif de notre histoire, nous ne semblons pas prendre la mesure de l'importance des enjeux et de ce qu'ils impliquent pour les générations à venir. Nous nous sommes limités, dans le meilleur des cas, à la gestion des affaires courantes sans donner du sens et une orientation durable à notre action. Il faut un visionnaire et du courage politique pour mettre en musique une vision et engager toute la population dans sa mise en œuvre. Nous avons une multitude de leaders mais nous manquons de leadership. Des Daech, nous en aurons encore et encore tant qu'on n'aura pas fait le choix d'entreprendre cette mutation profonde et cette rupture avec des archétypes désuets. Tant que nous n'aurons pas opté pour une modernité raisonnée capable de retenir les leçons de l'histoire et capable de placer l'homme au centre de nos préoccupations. Tant qu'on n'aura pas réfléchi sur ce qui fait sens dans un monde en perte de repères, on ne réussira pas à éradiquer les racines du mal qui ronge notre société. Tant qu'on n'aura pas réformé de fond en comble notre système éducatif, notre modèle économique et ériger le ministère de la culture comme ministère de souveraineté on ne parviendra pas à créer une nouvelle génération équilibrée et ouverte. C'est d'historiens, de sociologues, de psychologues,de politologues dont la Tunisie a besoin pour alimenter la machine technocratique et opérationnelle et donner sens à son action. Partout dans le monde, y compris dans les pays riches, chantres de la mondialisation, on réalise les excès d'un système qui s'autodétruit. Le capital au service de l'homme est souhaitable, c'est une expansion de la vie, mais le capital au service du capital est une ruine pour l'homme et une résorption de son existence, un esclavage moderne.


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