Par Raouf SEDDIK Au chapitre 11 de la Genèse, le texte de la Bible raconte que «toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots». Mais, poursuit le texte, les familles des fils de Noé se dirent entre eux : «Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre». C'est le fameux mythe de la Tour de Babel, dont la suite nous dit que Dieu mettra un terme à ce monolinguisme, de sorte que les hommes ne pourront plus entendre la langue les uns des autres. Ce passage de la Bible pourrait laisser penser que la diversité linguistique est une punition divine, une punition qui récompense une entreprise par laquelle l'homme aurait cherché à toucher le ciel, à échapper à son habitation terrestre pour rejoindre celle qui appartient au divin. Mais un autre présupposé important est que l'unité linguistique serait première et la diversité seconde, produite par un morcellement, la fragmentation d'une langue originelle... Notons d'ailleurs que cette thèse a ses adeptes parmi certains linguistes modernes, qui se basent en particulier sur la ressemblance de certains mots à travers la multiplicité des langues et même des familles de langues. Comme le mot qui désigne la mère... Dans l'ensemble, cependant, c'est une théorie qui n'a pas les faveurs de la communauté scientifique ni, de notre point de vue, celles du bon sens. D'ailleurs, même la pensée religieuse juive n'a pas cherché, en s'appuyant sur le passage cité de la Bible, à développer le thème d'un retour à la langue originelle, même à la fin des temps. Comme si s'imposait à l'esprit que ce retour serait une perte trop grande pour être associé à un triomphe final de l'homme et de la piété. La richesse de la langue est profondément inscrite dans sa diversité et, de cela, l'islam a eu une conscience forte à travers ce verset du Coran qui accorde à cette diversité le même statut que celui de la différence entre l'homme et la femme : «Ô hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous connaissiez les uns les autres.» (Coran, 39-13). Car la connaissance entre nations n'a aucun sens si on enlève la différence linguistique. C'est au contraire cette différence qui donne corps et substance à la différence entre les nations, et qui est donc l'horizon de cette vocation à la connaissance. Il faut donc voir dans la tendance à diffuser une langue universelle parmi les nations, une «koïné», quelque chose de profondément étranger à la tradition monothéiste en général, et à l'islam en particulier. Même si ce dernier, poussé par des considérations géostratégiques, a été tenté par cette expérience de la koïné en faisant de la langue arabe une langue universelle prête à remplacer le latin ou le grec dans une grande partie du monde. Ce qui, quelle que soit la gloire qu'on peut en tirer, n'en est pas moins une distorsion interne eu égard à l'esprit de cette religion. Bien sûr, il resterait à comprendre ce que signifie l'allusion biblique à une langue originelle dès lors qu'on a admis que celle-ci ne constitue pas l'horizon de l'humanité ou l'objet de son espérance. Nous y viendrons. En attendant, il nous faut remarquer que l'islam ne se contente pas de défendre la diversité linguistique à travers tels ou tels passages du texte coranique. Ce contre quoi certains pourraient d'ailleurs faire valoir que ces passages sont rares. Le plus important, en réalité, est qu'il en est à la fois une illustration et une consécration, en ce que la Révélation coranique se situe dans le contexte d'un conflit dont les poètes des différentes tribus étaient les protagonistes et dont l'enjeu était l'affirmation d'une unité linguistique nouvelle. Cette donnée fondamentale relative aux conditions d'apparition a le sens d'un ancrage de l'islam dans le processus même de genèse de la langue, ou de parachèvement de sa forme. Ce n'est donc pas tant par son contenu que par son existence même que l'islam plaide pour la diversité linguistique. Ce qui veut également dire que cette cause n'est pas pour lui une cause parmi d'autres, c'est la cause des causes : celle qui détermine toutes les autres. Par exemple, la critique du christianisme dans le texte du Coran n'a de sens que parce que cette religion est perçue dans le prisme d'un empire qui, dans le sillage de l'empire romain, prétend gommer les différences entre les nations et met la tradition monothéiste au service de cette entreprise... Toutes les différences de doctrine qui sont attaquées ne le sont que parce qu'elles sont marquées du sceau d'une politique culturellement dominatrice, qui ne voit pas dans les langues des différentes nations un socle sacré à préserver. Le judaïsme est lui aussi pris à partie, non pas bien sûr parce qu'il chercherait à nier la diversité linguistique à travers sa politique, mais parce qu'il refuse de se projeter en tant que nation dans un cadre universel qui donne un sens théologique à cette diversité : c'est à lui seul, à son destin propre, que le judaïsme réserve le privilège de ses projections : projections dans le temps et non dans l'espace, dans son avenir et non dans le théâtre des nations ! Du moins est-ce la forme par laquelle il s'est fait connaître aux hommes de la région du Moyen-Orient en cette période de naissance de l'islam. Notons cependant que ni le judaïsme ni le christianisme ne professent de façon délibérée une doctrine qui reviendrait à nier la diversité linguistique ou qui s'autoriserait à la combattre. Le judaïsme ne la rejette que par défaut, ou par omission, tandis que le christianisme se laisse entraîner, pour ainsi dire, dans le modèle impérial de la romanité, en faisant du grec, puis du latin, sa langue véhiculaire. Le tragique de cette affaire est que l'islam, contre sa vocation la plus profonde, va faire pire que ces deux religions monothéistes contre lesquelles il a d'abord tourné la pointe de sa critique : il va reconduire, cette fois sciemment, une politique d'impérialisme linguistique. Parce que le problème des conditions de sa propre diffusion, dans le contexte d'un antagonisme politique à l'échelle régionale, va prendre le pas sur celui de la vérité de son message, au point de substituer à ce dernier un message exactement contraire, et que la théologie musulmane, au lieu de s'opposer à pareil détournement du sens, va au contraire lui emboîter le pas, le couvrir d'un semblant de légitimité et inaugurer ainsi l'ère des spéculations sans fin sur le projet véritable de l'islam... Contre la tradition monothéiste dont il sera pourtant le défenseur, l'islam va donc tenter de rétablir l'ordre du monolinguisme prébabélien dont nous parle la Genèse. Alors même que cette langue unique que Dieu a confondue pour les hommes pose surtout la question de savoir si elle correspond à la notion commune de langue, d'idiome parlé par les «nations et les tribus», ou si elle n'est pas plutôt cette parole silencieuse qui unit les cœurs au Créateur, dans une communion qui rassemble les hommes par-delà la barrière de leurs langues et dans l'acceptation profonde de leur habitation terrestre. La décision précipitée des premiers théologiens passera rapidement sur la question, en tout cas : elle accordera sa préférence, de façon imprudente et tragique, à la première hypothèse.