Dis-moi quel est ton diplôme, je te dirai qu'est-ce que tu fais comme métier. Cette équation qui nous permettait d'identifier, professionnellement quelqu'un n'est plus de mise. L'un n'entraîne plus l'autre comme jadis, en ce sens que le certificat obtenu est employé ailleurs, dans un domaine autre que celui où on était formé. Parfois, le hiatus entre les deux sphères est tellement flagrant qu'on a du mal à établir un quelconque lien entre elles. Comment, par exemple, le titulaire d'un diplôme littéraire peut-il réussir dans un domaine scientifique ? Dans un cas pareil, l'intéressé est-il capable d'accéder au savoir et au savoir-faire requis et de s'approprier donc les compétences nécessaires dans un métier qui ne relève pas de sa spécialité? Quel serait l'impact sur le métier exercé et les bénéficiaires des prestations prodiguées? Autrement dit, sur l'économie nationale et la vie politique et sociale. Où réside le problème ? Mauvaise information En fait, le problème débute bien avant l'université, c'est-à-dire au niveau du secondaire. C'est à partir de là que l'on s'initie à l'incohérence ou plutôt à la confusion. Effectivement, après des années d'études passées dans une section bien déterminée, le bachelier choisit une filière universitaire qui n'a rien à voir avec cette dernière. A titre d'exemple, des élèves titulaires d'un bac maths qui s'inscrivent en sciences juridiques ou bien des détenteurs d'un bac économie qui se dirigent vers une filière littéraire ou de sciences humaines, ou bien encore des littéraires qui suivent des études de médecine ou d'informatique. Cette attitude incohérente, voire contradictoire, pose plus d'une question à propos de l'intérêt de l'orientation qui intervient au niveau de la 1ère année secondaire. On se demande qu'est-ce qui laisse un apprenant, qui a passé quatre ans dans une section particulière qu'il a choisie lui-même, se diriger vers de nouveaux horizons qui soient en rupture avec ceux qu'il a toujours caressés. Ces années de spécialisation seraient-elles inattrayantes ? Et là, on s'interroge sur le contenu des enseignements dispensés. Une autre question s'impose : quel est le rôle des enseignants guides qui sont chargés de prodiguer aux élèves de terminale conseils et sensibilisation pour des choix judicieux ? Cette absurdité se poursuit au-delà du baccalauréat, c'est-à-dire à l'université où elle prend des proportions démesurées. En effet, après avoir passé des années dans une spécialisation plus poussée que sa devancière du cycle précédent, l'étudiant s'engage dans un domaine professionnel dans lequel il n'a reçu aucune formation, et se passe, donc, de tout le savoir qu'il a acquis, ce qui veut dire que le diplôme universitaire obtenu n'est d'aucune utilité scientifique à son détenteur et lui sert tout simplement de passerelle vers le marché de l'emploi. Pour nous aider à mieux cerner et comprendre cette anomalie, le Dr Karim Belkahla, l'ex-directeur de l'Ecole supérieure de commerce du campus universitaire de la Manouba (ESC), nous expose deux problèmes, celui de l'orientation et celui de la mobilité. Pour ce qui est du premier, la question qui se pose est la suivante : est-ce qu'il y a un système optimal ? Ou bien est-ce qu'on peut faire mieux que ce qui se fait aujourd'hui ? Le système actuel est un système aveugle, en ce sens que c'est l'ordinateur qui assure l'orientation, sauf quelques rares exceptions de cas sociaux. « Toutefois, ce système a le grand mérite d'être quelque part équitable sans qu'il ne soit pour autant juste », atténue l'universitaire. On oriente les étudiants selon leurs moyennes, leur classement, leurs demandes, mais cela n'empêche que ces procédures sont souvent source de beaucoup de frustrations, d'un sentiment d'injustice et de perdition, ce qui contribue à créer un problème de mobilité par la suite. D'après notre interlocuteur, l'orientation comprend deux équations. La première se rapporte aux aspirations de l'élève par rapport à ses compétences cognitives. Par exemple, il veut faire médecine, alors que ses compétences limitées ne le permettent pas. Ce qui veut dire qu'il faut qu'il y ait une adéquation entre les aspirations de l'élève et ses compétences de base. En fait, le problème est double. Souvent les jeunes ont les mêmes ambitions, tout le monde veut faire des filières standardisées, soit médecine, soit des hautes études commerciales, soit les écoles d'ingénieurs, sans accorder d'importance à d'autres filières qui peuvent être tout à fait intéressantes. Cette attitude générale est liée au système éducatif et au formatage de la société, d'après le Dr Belkahla. D'autre part, il y a une mauvaise information sur l'avenir des métiers pour empêcher que l'ambition de l'élève ne soit démesurée par rapport à ses compétences et afin qu'il soit ouvert sur plusieurs professions. Nécessité d'une vision futuriste des métiers Il n'est donc pas possible de coordonner tout cela en l'absence d'une véritable information et d'une culture des métiers. C'est une adéquation quasiment insoluble en l'état actuel des choses, souligne l'universitaire qui nous cite un autre exemple encore plus frappant : tout le monde veut faire finances, alors qu'il n'y a plus de recrutement dans ce secteur. On pourrait faire d'autres « sous-filières » ou d'autres spécialités où il y a de l'emploi, où il y a de l'avenir, mais comme les étudiants ne sont pas bien informés, ils font le mauvais choix. Par exemple, personne ne veut faire ressources humaines, alors que là on est presque certain de trouver un emploi et très rapidement. Quant à la deuxième équation, elle concerne les aspirations et les moyens du pays, autrement dit on devrait savoir où est-ce qu'on veut aller avec notre économie et quelle est la mission qu'on a l'intention de lui assigner. Est-ce qu'on veut, par exemple, développer des études d'ingénierie, parce qu'on pense que l'économie tunisienne sera demandeuse d'ingénieurs ? Néanmoins, l'ambition nationale reste tributaire des moyens de la collectivité. Le pays devrait avoir une idée assez claire sur ses compétences, une vision sur les secteurs qu'il désire développer. Est-ce qu'il veut développer l'aéronautique ? L'agriculture ? Est-ce qu'il veut se spécialiser ou bien diversifier son tissu économique ? Ce sont là des questions d'orientation de l'économie et de la société. Parallèlement à ces impératifs, il y a une autre dimension qui devrait entrer en jeu, c'est la dimension régionale. En ce sens qu'à l'image de l'individu et du pays, chaque région devrait avoir sa propre ambition, sa propre vision de son avenir, laquelle vision devrait être en adéquation avec ses moyens, ou alors il faudrait allouer les moyens nécessaires à sa réalisation. Et lorsque ces impératifs manquent, on oriente aussi bien l'économie et la société que les étudiants vers des impasses. « Si on tient à faire plus de justice, il ne faut pas faire un peu de panachage, il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain ; ce système actuel équitable devrait être modifié, ce qui exige que la nation réfléchisse à propos des métiers d'avenir qu'elle veut développer », suggère Dr Belkahla. Par exemple, en France ou au Canada, on trouve des stratégies globales qui orientent les ressources humaines vers les besoins futurs du pays. Par contre, en Tunisie, de telles stratégies font défaut, ce qui veut dire que nous n'orientons pas nos étudiants vers des métiers d'avenir. Idem pour les régions qui sont dépourvues de planifications stratégiques et de perspectives. « En témoigne le plan de développement quinquennal (2016/2020), où la question des ressources humaines est quasiment absente dans la note d'orientation », comme l'affirme notre interlocuteur.