Il y a les révolutions et les demi-révolutions. Les premières regroupent en un seul acte la destruction de l'ordre ancien et l'initiation de l'ordre nouveau, les deuxièmes ne sont en possession que de la modalité « destruction de l'ancien ». La différence entre les deux catégories de révolution s'explique par l'avant-révolution, où il est question du rapport de la société à l'Etat et du type de forces politiques et sociales organisées en présence. Lorsque la société échappe en bonne partie aux forces organisées, c'est à la deuxième catégorie que la révolution appartiendra. Mais il n'y a pas que ce cas d'espèce. Cela dépend également des rapports entre «forces organisées» en termes d'harmonie-désharmonie. C'est pourquoi, très souvent, au cours des processus à caractère révolutionnaire, et bien avant leur aboutissement, on assiste à des opérations de « mise en ordre » du paysage sociopolitique, couramment par la tentative d'une composante d'avoir le dessus sur toutes les autres, par toutes sortes de moyens, qui peuvent être politiques, tel que le combat mencheviks-bolcheviks en Russie pré et post soviétique, ou par la violence et la réduction physique de concurrents-adversaires dans presque toutes les révoltions. Très anciennement, pour la Révolution française, mais plus proche de nous dans le temps, concernant la Révolution chinoise et le combat de Mao contre Tchang Kai-Chek, qui dirigeait en ce moment l'équivalent du Destour de chez nous, et plus proche dans l'espace, en Algérie par le nettoyage opéré par le FLN et, en Tunisie même, par la façon dont Bourguiba s'est débarrassé du youssefisme. Pour la demi-révolution tunisienne de 2011, il y avait tous les ingrédients pour qu'elle soit si incomplète, dont le divorce pas uniquement entre société et Etat, mais également entre société et forces sociopolitiques organisées, ainsi que par la discordance parfois jusqu'à l'irréductible entre les «entités» organisées elles-mêmes, tel que cela ressort de la tentative de classification suivante: Il y avait en premier lieu le champ politique occupé par le pouvoir, qu'était à la fois l'Etat et le parti de l'Etat. Venait ensuite la mouvance islamiste structurée dans et autour des mosquées. Face à ces deux blocs, il y avait un troisième, formé par ceux qui s'opposaient au pouvoir, mais se considéraient comme appartenant à son projet historique de la modernité, même s'ils considèrent que le projet était trop malmené par l'absence de démocratie. Les tenants de cette position étaient dans l'inconfort le plus total parce qu'ils étaient à la fois dans l'adhésion au projet historique et dans l'opposition politique. L'une des caractéristiques de cette mouvance était de ne jamais s'allier à l'islamisme politique contre le pouvoir historiquement destourien. Et il y avait, enfin, un quatrième bloc, qui n'était pas dénué de complexité, sinon de complication et de confusion, fait de radicalité, a priori, renvoyant dos-à-dos mouvances politiques du pouvoir et de l'islamisme, mais avec une fâcheuse tendance à tomber carrément soit du côté de l'un soit de l'autre. Afin de compléter ce tableau de caractérisation de la demi-révolution tunisienne, on ne peut ne pas évoquer l'Ugtt. Il s'agit probablement de l'une des constructions sociopolitiques les plus spécifiques, qui mérite d'être comprise le mieux possible. A l'origine, il y a la conscience de classe, qui avait fait que la classe ouvrière s'organise de manière autonome pour défendre ses propres intérêts. Mais il ne s'agirait pas d'oublier que cette conscience de classe ne tombait pas du ciel. Cela avait été le produit de courants de pensée et de partis organisés qui avaient été à l'origine du développement de cette conscience et son appropriation par les syndicats. Pour le cas de la Tunisie, comme certainement le cas d'autres configurations sociopolitiques similaires, la conscience de classe a évolué vers la conviction que la libération nationale constitue obligatoirement une avancée vers la libération sociale, même si cela ne constitue pas du tout la fin pour ce genre de trajectoire. Et c'était ce qui avait conduit à une sorte de fusion entre Destour et Ugtt avant l'Indépendance et immédiatement après. Mais, dès que l'ordre social de l'après-Indépendance commençait à se décanter en faveur d'une différenciation de classes de plus en plus nette, l'Ugtt a pris un nouveau virage de déconnexion du Destour. Néanmoins, ce que certains oublient trop souvent, c'est que cette évolution n'était non plus tombée du ciel, mais avait pu avoir lieu sous l'influence d'un pan entier de nouveaux adhérents à l'Ugtt venant de la gauche. Ce genre de parcours du syndicat tunisien a fini par en faire une sorte de lieu du consensus social, avec, en plus, une dimension politico-démocratique acquise en cours de route et pleinement assumée par l'Ugtt en raison des limites aux libertés et le refuge qu'offrait la Centrale Toutefois, le fait que l'Ugtt n'ait presque plus de « paternité politique » à la fois de référence et d'orientation, le syndicat a intériorisé sa propre conscience de classe, devenant ainsi son propre et unique défenseur, en dernière analyse, de ses intérêts. Politiquement quasi orpheline, l'Ugtt, dans sa conscience profonde, ne fait plus confiance qu'à elle-même, développant parfois des réflexes de «forteresse assiégée». Cela est probablement important pour l'autoconservation face au risque d'agression potentielle et multiforme dont elle peut faire l'objet. Mais le corollaire de cela a été le développement rampant du corporatisme. Il s'agirait d'un danger mortel pour l'Ugtt, mais que le syndicat est dans le risque de continuer à le subir, parce que désormais ne tirant sa force que de sa propre base et non pas d'une légitimité à la fois sociale et nationale, dont l'organisation, certes, se revendique, mais qu'elle n'arrive pas à courageusement et pleinement mettre en œuvre pour combattre le mal menaçant du corporatisme. Presque au bout de sa onzième année, la demi-révolution tunisienne est toujours à la recherche de sa moitié manquante. Pendant ces onze années, il y a eu un grand moment de lumière, c'était précisément celui où toute la société politique et civile, l'Ugtt et ce qu'il y avait encore de semblant de pouvoir et d'Etat se sont retrouvés autour d'un compromis national ayant abouti à la Constitution de janvier 2014 et le début de mise en place des institutions de la IIes République. Aujourd'hui, c'est tout cet échafaudage péniblement construit qui se trouve en phase d'effondrement avancé. Et il ne s'agirait nullement de pleurer là-dessus. S'il y a effondrement, c'est qu'il y a défaut de construction. C'est ainsi que si l'on part juste de l'aboutissement des élections de 2019, il y a lieu de constater deux phénomènes majeurs. Le premier étant la dislocation du Parlement entre non-porteurs-de-projet, comme Qalb Tounès, porteurs d'anti-projet, comme Ennahdha, réduits à l'anti-anti-projet, comme le PDL, les hésitants-tangueurs, comme la «Courant démocratique» ou «Haraket Echchaab» et les réduits à presque rien de Tahia Tounès. Comme par ailleurs l'islamisme s'est adjoint une composante régressive et de dégénérescence en la «Coalition de la dignité», cela avait fini par compléter les ingrédients de l'ingouvernabilité parlementaire et de l'implosion. Sachant, par ailleurs, que selon la Constitution, c'est le Parlement qui commande le sort du gouvernement, la boucle avait été ainsi négativement et hermétiquement bouclée. Le deuxième phénomène majeur provient du fait que le sort du politique n'était pas seulement lié à celui de la classe politique, mais à toute la part de société qui se situe en dehors du champ du politique, soit par volonté de ne pas y adhérer, soit par incapacité de la société politique de l'y attirer et l'intégrer. Et ce sont précisément là que se sont retrouvés électeurs et supporters de Kaïs Saïed, l'homme devenant, de la sorte, porté par l'ampleur de l'échec du politique organisé. Ainsi K.S. n'exprime pas un succès, on se demanderait, d'ailleurs, de quoi, mais relèverait de l'échec des autres. Ce constat concernant la formation congénitale du phénomène Saïed porte sérieusement à croire qu'il s'acharnera non pas à l'émergence d'un «politique réussi», mais à son « enterrement définitif», d'après lui en tant que «déviation» dont la seule finalité ne serait que l'écrémage du surplus économique sous l'apparence de gouvernement pour servir le peuple, mais avec la seule réalité de se servir du peuple. Ainsi, ce que veut Kaïs Saïed c'est une belle utopie, vieille comme le monde, quelle qu'en soit la justification du reste, hyper séduisante, parce qu'elle propose de mettre le peuple directement aux commandes du pouvoir sans aucune intermédiation. Mais c'est une utopie infantile et risible, indigne d'une société tunisienne avec une grande et longue Histoire, où des politiques géniaux et de grands partis ont été réellement au service du peuple et son émancipation, que cela ait été à partir de positions au pouvoir ou dans l'opposition. C'est ce qui amène à penser en même temps à l'après-échec cette fois «réel et effectif » de la classe politique, et à l'après-échec juste «annoncé» de Kaïs Saïed s'il s'entête dans ce nihilisme d'anéantissement de tout ce que la Tunisie a accumulé comme aspirations et luttes pour une société démocratique et équitable, luttes il est vrai auxquelles K.S. a été étranger. Depuis quelque temps, il ne se passe une seule semaine sans qu'une rencontre entre un parti politique et l'Ugtt n'ait lieu. On sent derrière cela la tentation ou la volonté d'aller vers un «pôle alternatif au nihilisme». Mais il est certain que le syndicat hésite. S'y engager l'éloignerait de sa mission sociale. Ne pas s'y engager pourrait compliquer la situation politique, dont dépend précisément sa mission sociale. Pour revenir au concept de «demi-révolution», il ne s'agit pas de dire que cela est meilleur ou pire que celui de «révolution complète», mais de constater que cela s'est passé ainsi pour le cas de la Tunisie-2011. Or, la spécificité de la demi-révolution c'est que la «deuxième moitié » n'existe pas comme projet à mettre en œuvre, mais comme mise en œuvre directe dans le réel, dont les succès et les échecs sont soit engrangés soit payés cash. Cela comporte, certes, le risque du dérapage irréversible, comme pour tous les cas où l'on a versé dans la guerre civile et ils sont malheureusement légion, comme cela peut présenter l'avantage d'une « inscription dans la masse », c'est-dire pas sous la forme de couleurs surajoutées, mais d'un travail direct dans la structure. Si c'est cela le devenir pour la Tunisie, celui de tester dans le vif des options qu'il s'agirait par la suite de retenir ou d'évacuer, c'est également une voie, jusqu'au jour où une opinion publique suffisamment instruite par les leçons de l'expérience apprenne à faire des choix pensés et pas au moyen du tâtonnement trop coûteux. Cela prendra-t-il le temps d'une génération ? Pourquoi pas ? Quand il y a un chemin qui devient historiquement visible, sa longueur importe moins.