C'est l'histoire ordinaire d'un père de famille tout aussi ordinaire qui a pris l'habitude, avant de prendre le chemin du retour chez lui à la mi-journé, de faire un tour au Marché central de la capitale, question de humer l'air du temps et, si l'occasion s'en présente, de faire une bonne affaire. Humer l'air du temps ce n'est pas seulement flatter ses narines avec les diverses senteurs que dégagent les différents pavillons de ce grand et bel espace marchand. Le nez est un excellent détecteur de qualité. Celle qui est proposée ici est généralement de très bonne qualité et on a plaisir à balayer de son appendice facial, comme dirait l'autre, tous les étals, de chez les poissonniers (parfaitement‑!) aux marchands de fruits en passant par tous les autres, fromagers compris (heureusement que, du côté des volailles, on a délogé depuis longtemps le poulet vivant qui se signalait, lui, par une odeur pestilentielle). Ceux dont le tabac n'a pas détruit le sens olfactif trouveront donc dans ce procédé non seulement de l'agrément mais bien des indices sur la fraîcheur et la saveur des produits. Moins performante que l'odorat mais tout de même fort utile dans toute entreprise prospective : la vue. Elle peut vous induire en erreur pour ce qui est de la qualité de la marchandise (songez à ces légumes et ces fruits de superbe apparence et qui, à table, se révèlent d'une insipidité affligeante). Mais pour ce qui est du comportement des acteurs dans cette arène ou de l'affichage des appellations et des prix, elle est irremplaçable. En ce qui concerne la désignation des produits, vous auriez, si ce n'était la crainte d'être pris pour un(e) détraqué(e), l'occasion de rire à gorge déployée. Pourtant, et la chose a été soulignée à de multiples reprises, le Marché central de Tunis est de plus en plus visité par des touristes, pour la plupart francophones, curieux de découvrir les produits du pays et pour qui l'usage du (bon) français en Tunisie coule de source. Devinez leur perplexité lorsqu'ils lisent «‑chaloute‑» (pour échalote), un exemple entre mille. Pourtant, avant sa rénovation, le marché était doté de tableaux comportant une liste des produits avec leur appellation arabe et son équivalent en français. Ne faudrait-il pas les remettre en place et inviter les commerçants à les consulter pour en respecter l'orthographe ? Pour ce qui est des prix, vous pourriez vous amuser de la profusion des décimales qui frôlent l'unité supérieure, ou encore des affiches portant un prix barré au profit de celui énoncé par le marchand présenté comme le prix sacrifié et qui est, en fait, le prix réel. La valse des étiquettes L'ouïe aussi recueille sa part de découvertes, surtout au pavillon des poissons. On y assiste tous les jours parmi la jeune génération de vendeurs à une compétition au braiment censé attirer la clientèle et qui vous agresse au plus profond de votre trompe d'Eustache. Et comme si vos oreilles n'étaient pas ainsi suffisamment écorchées, ils se lancent par-dessus leurs étals des grossièretés aussi puantes que leurs invendus de l'avant-veille, sans se soucier des éclaboussures qui peuvent atteindre les chalands. Et gare à celui qui ose une remarque… Mais par-delà tous ces «‑détails‑», une déambulation régulière au marché vous fournit aussi l'occasion de méditer sur le comportement du consommateur via la valse des étiquettes. Il n'est pas d'été tunisois —‑et, de plus en plus, tunisien‑— sans gombos (gnâouiya) au menu au moins une fois par semaine. Si, de surcroît, Ramadan tombe en plein été comme cette année et les prochaines, quelle table digne de Sidi Romdhâne n'accueillerait-elle pas ce mets si raffiné aussi souvent que possible‑? Une semaine avant le mois saint, ces gombos coûtaient environ 600 millimes les 100 grammes. 6 dinars le kilo pour une plante potagère, ce n'est pas si mal. Quatre jours avant le début du mois, le prix a sauté à 800 millimes les 100 grammes avant d'atteindre les 900 millimes le surlendemain. J'étais amusé et en même temps angoissé par cette escalade. Où s'arrêtera-t-elle ? Pendant toute la semaine suivante, le prix s'est stabilisé à ce niveau. Pendant toute cette semaine, les pyramides de ce fruit sur les étals sont restées pour ainsi dire intactes. Je ne sais s'il s'agit des mêmes pièces mais à l'évidence on ne se bousculait pas au portillon pour en acheter à ce prix là. Et puis, mercredi dernier, plouf ! Les prix chutent. A 700 millimes pour le plus élevé et jusqu'à 500 millimes. Que s'est-il donc passé ? Le consommateur, tacitement, a dit son mot. Ce comportement est-il reproductible partout et en toute circonstance ? Il y a de fortes chances que non. Il indique seulement que ce consommateur est réactif mais pour que cette réaction se transforme en comportement réfléchi et collectif, il y faut plus que la conjonction de certains facteurs (ici les dépenses estivales additionnées à celles du train de vie ramadanesque et la perspective des dépenses pour l'Aïd et la rentrée scolaire), il y faut également un cadre fédérateur, celui de l'Organisation de défense du consommateur.