Elle a consacré sa vie à sa passion pour le livre. Elle s'est battue pour ouvrir une librairie. Sa famille ne voyait pas d'un bon œil que leur fille travaille. Elle a été la première femme libraire dans le monde arabe. Rencontrée à la Foire du livre de Tunis, Lilia Tej Kabadou continue à soutenir le livre en prêtant main-forte à sa fille qui tient la librairie El Kitab. Dans cette interview, elle révèle tout sur son parcours de femme libraire qui a connu des moments difficiles et des moments de joie. Est-ce que ce fut un rêve pour vous de monter une librairie ? J'ai toujours aimé les livres. J'ai toujours rêvé de faire quelque chose pour le livre. J'ai commencé à travailler à la Maison de la culture Ibn Khaldoun que je dirigeais avec un comité culturel composé de Ahmed Abdssalem, Mahmoud Messaâdi et dont j'étais membre moi-même. J'ai œuvré pour faire venir les intellectuels étrangers en Tunisie et leur permettre de donner des conférences et, d'autre part, envoyer les intellectuels tunisiens à l'étranger dans le même but. Le passage dans une maison de la culture vous a donc aidée à vous mettre en contact avec les auteurs et leurs livres ? Certainement, mais j'ai dû renoncer au travail, la mort dans l'âme, pour me consacrer à mes enfants. Je me suis sacrifiée en démissionnant de la maison de la culture. Une fois les enfants grandis, je suis partie en France, j'ai fait un stage dans une librairie «La Une» à Paris. Là, j'ai senti le besoin non pas de retourner travailler dans une administration mais de monter ma propre affaire. Est-ce que cela a été facile pour vous de monter une librairie ? J'ai ouvert la librairie El Kitab en 1967. C'était un scandale au sein de ma famille qui ne voulait pas que je travaille. J'ai fait la sourde oreille et tenu bon à mon projet. Ce n'était pas le côté commercial qui m'intéressait mais les livres que je ne trouvais pas dans les rayons des librairies tunisiennes à cette époque. Petit à petit, j'ai réussi à rayonner sur le monde arabe. J'étais la seule femme libraire au Moyen-Orient. Comment vous êtes-vous imposée dans un milieu dominé par les hommes ? C'était très dur car la Société Tunisienne de Diffusion (STD) avait le monopole du livre. J'importais les livres à travers cette société. J'étais en guerre avec la STD. Cependant, j'ai décidé de ne pas baisser les bras et de mener un combat en créant avec des amis le syndicat des libraires pour essayer d'abolir le monopole d'importation détenu par la STD. J'ai eu des coups durs. L'abolition du monopole a été réalisée grâce à moi et à d'autres amis libraires. Vous avez donc combattu le monopole pour vous imposer mais était-ce suffisant ? Dès que le monopole a été donc aboli, l'importation du livre a été libéralisée et j'ai pu avoir le choix de livres, entre autres les livres satiriques dont un que j'ai placé dans la vitrine de la librairie qui donne sur l'avenue Bourguiba et où figurait une caricature du président Bourguiba vieux. Cette caricature était très belle et audacieuse. Le lendemain matin à 8 heures, la librairie était bouclée et fermée durant trois mois. A cause de cela, j'ai eu le plus grand choc de ma vie, ma joie a été cassée, j'ai perdu la vue. J'ai eu une maladie rare due au stress. J'ai demandé à ma fille qui faisait des études en France de venir reprendre la librairie. Après une année, ma fille a repris la librairie. J'ai fait une Omra qui a été décisive pour ma maladie. J'ai retrouvé la vue. C'était miraculeux. J'étais pénalisée parce que je voulais transmettre la culture, l'amour du livre et de la lecture, revaloriser la femme. Quels sont les auteurs que vous défendez ? Plusieurs auteurs, de Taha Hussein à Baudelaire et tous les grands écrivains. Je lisais tout. J'aimais beaucoup les livres d'histoire, les essais. Maintenant, je ne lis plus comme avant à cause de mes yeux. Comment envisagez-vous l'évolution de la librairie et du livre ? L'évolution de la librairie est entre les mains de ma fille. Je suis contente et fière que la librairie soit toujours centrée sur le bilinguisme comme je l'ai toujours voulu, la modernité, l'avant-gardisme. On est ouvert sur le monde arabe. On importe des livres du Liban, de Syrie mais jamais les livres prônant l'obscurantisme. On s'intéresse à toutes les nouveautés littéraires quelles que soient leurs origines. Qu'en est-il du livre tunisien dans votre librairie ? La présence du livre tunisien est très importante. Les auteurs tunisiens sont bilingues et leurs livres sont aussi bien vendus que les livres étrangers ; de plus, ils sont beaucoup moins chers et sont sollicités. Quels sont les auteurs tunisiens que vous avez lancés sur le marché ? Plusieurs auteurs, comme Hichem Djaiet, Mohamed Talbi et d'autres grands hommes littéraires qui sont des amis d'El Kitab. La Tunisie dispose d'une intelligentsia importante et qui a son poids même en France et au Moyen-Orient. On est fier de ce patrimoine culturel bilingue. A quelle époque la librairie a-t-elle atteint son apogée ? L'apogée a été atteint surtout grâce à ma fille qui continue dans le même sens que j'ai tracé, puisqu'elle a été honorée par la France en recevant la Légion d'Honneur. Quant à moi, j'étais honorée en France et en Espagne. Aujourd‘hui, il y a plus de liberté et on s'en réjouit car il y a toujours des lecteurs, surtout des jeunes qui lisent beaucoup malgré le peu de moyens financiers dont ils disposent.