Ni la pluie ni le mauvais temps n'ont empêché ce groupe de la société civile, invité par l'association « Kolna Tounès », de se promener dans les rues en escaliers taillés dans le roc de cette ville berbère du nord-ouest de Tunisie. Le but du voyage était de présenter un projet de préservation du patrimoine et d'entrepreneuriat dédié à une cinquantaine de jeunes du gouvernorat de Siliana. C'était samedi dernier. Danseurs, chorégraphes, cinéastes ethnologues, enseignants, cadres à la retraite, jeunes étudiants, photographes, journalistes... tous étaient au rendez-vous à l'avenue Mohamed V, très tôt le matin, pour prendre le bus loué à l'occasion, et aller soutenir le projet, découvrir, ou redécouvrir le pays, et s'échapper, ne serait-ce qu'une journée, de la capitale, devenue triste à pleurer et qui a encore du mal à opérer la synthèse entre ses contradictions. 160km nous séparent de ces Tunisiens qui mettent à mal Tunis, de ce centre-ville défiguré, de ces barricades devant les ambassades, des embouteillages et de ces étals inondés de contrefaçons. Dans le bus, Abdessatar Amamou l'historien, raconte Kesra au micro, à sa façon qui nous rappelle vaguement la rhétorique de feu Abdelaziz El Aroui, célèbre journaliste, chroniqueur et raconteur d'histoires. Pendant ce temps, le béton a cédé la place à la verdure et à ces beaux paysages du nord-ouest, hélas écrasés par les nuages. Arrivés à destination, nous montons les rues en escaliers de Kesra, emblème du plus haut village de Tunisie avec 1.100 mètres d'altitude, rattaché au gouvernorat de Siliana, célèbre pour ses monuments mégalithiques, ses sources et ses cascades d'eau. Le changement est radical. Avec ces jeunes hommes habillés en costumes d'époque qui rappellent les sentinelles, nous nous croyons hors du temps, comme dans une fiction, et nous oublions vite ce ressentiment d'avoir grandi sans histoire et sans repères... Amamaou continue de raconter Kesra et ce qui était jadis utile aux habitants du village. Plus ça monte et plus la vision s'élargit. Du détail au global. De ces inscriptions puniques et latines sur les murs en pierre de quelques maisons, aux monuments mégalithiques qui ont conservé leur couverture en grosses dalles, aux panoramas à perte de vue sur les champs, les figuiers et les forêts de pins d'Alep. Mais nous ne pouvons pas tout découvrir en une seule journée et le programme concocté par Kolna Tounès, est, apparemment, trop serré. Femmes libres de Kesra Pause café. Dans l'une de ces rues tortueuses, des femmes nous proposent du café, du pain fait maison et des gâteaux délicieux du terroir, cuisinés à base d'œufs, de semoule ou de farine et d'huile d'olive, trempés dans du sirop à l'eau de rose, et parsemés de graines de sésame ou fruits secs. C'est le groupement des femmes libres de Kesra qui profite de notre visite pour promouvoir leur savoir-faire hérité des anciens et perfectionné dans le cadre d'une formation certifiée, initiée par l'Organisation internationale du travail. Ces Kesroises ont d'abord appris à fabriquer de la confiture de figues, et une sorte de loukoum dérivé de ce fruit de la région à la saveur exceptionnelle. Le groupement compte une vingtaine de femmes, en quête d'un local, qui leur permettrait d'accueillir plus d'adhérentes, de varier leurs activités, et de procéder, entre autres, à l'hydro distillation de la fleur d'oranger, qui produit cette eau parfumée aux vertus apaisantes et adoucissantes. En attendant, les « Hrayer » de Kesra étalent leur marchandise composée de tapis traditionnels, de savons, d'huiles essentielles, et de crèmes soignantes bio qu'elles vendent aux visiteurs qui affluent pendant les week-ends et les vacances scolaires. Rencontre au musée Les membres de l'association «Kolna Tounès» nous invitent à les rejoindre au musée situé plus bas, dans un virage. Ce musée du patrimoine comporte trois thèmes : les traditions populaires et le travail artisanal féminin (poterie, tissage...), les coutumes de Kesra en matière de rites de passage de la naissance à la mort et les bijoux et leur symbolique. Nous interrompons notre voyage dans le passé, pour assister à ce point d'information concernant le projet « Kolna Kesra » qui a lieu en présence d'experts, des autorités de la région, et malheureusement en l'absence de la population de la ville. Rappelons, par ailleurs, que l'association Kolna Tounes, créée en 2011, est issue d'un mouvement citoyen, et ouverte à toutes les composantes de la société civile portant les valeurs suivantes : la multiculturalité, l'indépendance, la liberté, le volontariat, l'ouverture, l'éducation, la citoyenneté et la démocratie. L'association agit pour l'éveil du citoyen tunisien dans un environnement socioéconomique éducationnel et culturel dynamique et développé. Moez Attia, président, présente «Kolna Kesra». Il s'agit d''un projet dédié aux jeunes à travers des formations autour de : - La vie associative qui doit leur permettre d'apprendre les méthodes d'analyse et les outils pour piloter, gérer et développer un projet associatif, en accord avec les valeurs et la mission de «Kolna Tounès». - L'entrepreneuriat social et solidaire, un nouveau concept permettant d'expérimenter une nouvelle forme d'entreprise qui met l'efficacité économique au service de l'intérêt général, de nouveaux modes de collaboration basés sur la gouvernance participative et d'acquérir des outils de réflexion et de management dans les domaines de la gestion des finances et des ressources humaines, de la stratégie et de la mesure de la performance. - Le respect du patrimoine, par la rénovation en pierres traditionnelles des maisons du village antique de Kesra et à travers un dialogue avec ses habitants. Ces jeunes doivent savoir être acteurs du projet tout en ayant conscience des valeurs patrimoniales à transmettre aux futures générations. - La valorisation des métiers d'arts et d'artisanat, par la promotion des produits des femmes artisanes et la création d'ateliers culturels et artistiques, ainsi que l'élaboration d'une programmation culturelle annuelle, visant à animer et à valoriser la localité de Kesra et ses spécificités. Obstacles et dénouements Le projet, qui sera bouclé en 2017 et qui doit aboutir à une maison d'hôtes, est réalisé en partenariat avec le Centre de formation Ibn Khaldoun de Siliana et financé par l'Union européenne, dans le cadre d'un projet encore plus vaste, qui s'inscrit dans un programme d'appui à la société civile, lancé en l'an 2012. On nous apprend que ‘‘Kolna Kesra'' a été retenu parmi 130 propositions. Réduire et d'une manière considérable le nombre de chômeurs, promouvoir le tourisme culturel et écologique, sauver un patrimoine matériel et immatériel en péril, revaloriser les métiers de l'artisanat, réconcilier les gens de la région avec leur identité, voilà un projet parmi tant d'autres créés par la société civile et qui peuvent être des solutions aux problèmes qui préoccupent la grande majorité des Tunisiens. Pourquoi y a-t-il toujours des obstacles ? Le paysage architectural de Kesra est défiguré par les nouvelles constructions en briques. Comment faire pour que la ville qui veut être classée touristique en 2017 retrouve son identité ? Les casseurs de pierre n'existent plus, nous dit-on. Comment, alors, les réinventer ? La municipalité a-t-elle les moyens de résoudre le problème ? Comment faire pour réapprendre aux gens à retrouver leur savoir-faire et à se réapproprier leur histoire ? Et comment se fait-il qu'il n'y ait pas encore de législation concernant l'économie sociale et solidaire ? A notre humble avis, il n'y a qu'une seule réponse à toutes ces questions qui ont été posées à la suite de la présentation du projet : la balle est dans le camp des décideurs, mais ces décideurs, apparemment, n'ont aucunement l'envie de marquer des buts.