Par Hatem Karoui (écrivain) Je viens de terminer la lecture du roman Les Prépondérants paru en 2015 qui aurait peut-être mérité l'obtention du Prix Goncourt, mais j'ai quelques critiques à lui adresser. Les Tunisiens l'ont aimé et acheté en grand nombre, lors de la dernière session de la Foire internationale du livre de Tunis tant il interpelle leur histoire relativement proche et également sensible. En premier lieu, Les Prépondérants traite la colonisation parfois avec bienveillance et c'est normal car il ne faut pas toujours voir les choses de manière manichéenne. Mais il axe sa description d'un milieu privilégié du Rif dans le livre (Contrôleur civil, Caïd, etc.). Ce qui rend son roman très subjectif et parfois éloigné de la réalité historique du phénomène colonial dans son ensemble. Raouf, le fils du Caïd, qui vient d'obtenir son bac et a passé une année à Paris pour réussir sa première année en Droit, est d'une érudition stupéfiante aussi bien en langue et littérature française qu'en littérature arabe. Etait-ce le résultat de l'excellent niveau de l'école franco-arabe même dans le Rif ? Ce que je lui reproche par exemple, c'est qu'il n'a pas fait la différence entre les colons agricoles et l'administration coloniale (bien qu'il n'ait pas situé géographiquement le lieu de déroulement des événements qui aurait pu être la Tunisie ou le Maroc). Dans la régence de Tunis en mai 1885, c'est cependant la création de la Direction de l'Enseignement Public (Idarat Al Ouloum wal Maâref) avec à sa tête Louis Machuel qui est un parfait arabisant, en poste antérieurement à Alger, ce qui équivaut au poste de ministre de l'Education qui n'existait pas. Ce dernier crée l'école franco-arabe qui a existé encore même après l'indépendance. Mais le 4 octobre 1900, « la dépêche », organe des Prépondérants, se félicite de la fermeture des écoles franco-arabes ouvertes au plan régional dans le cadre du Projet Machuel. Makthar en 1899, Mahrès, Kerkennah, El Hamma de Gabès, Souassi, en 1900 Médenine, Kébili, Nefta, Tozeur, Ksour en 1900. La ville où se déroulent les événements du roman s'appelle Nahbès (proche de Gabès). Pour les prépondérants, la France coloniale n'a pas besoin d'indigènes instruits mais d'ouvriers agricoles payés à bas prix comme il en a été de l'Afrique du Sud de l'Apartheid. Par contre pour les milieux coloniaux éclairés, la hiérarchie resterait mais on avait besoin d'intermédiaires formés dans la traduction entre le maître colonisateur et les analphabètes et c'est déjà un progrès que les colons possesseurs des terres, compradores et d'extrême droite n'ont pas accepté. Donc on est amené à se demander où Raouf a acquis ce fameux niveau digne d'un agrégé de lettres. En 1908, Louis Machuel n'est plus Directeur de l'Enseignement et est remplacé par Sébastien Charletty, mais l'école franco-arabe est restaurée dans les régions intérieures et comme les événements se seraient passés dans le années 20 du temps du règne en Tunisie de Naceur Bey (1906-1922), Charletty occupait à ce moment le poste de directeur de l'instruction (bien que Machuel ne soit décédé qu'en 1922). De son côté, René Millet, Résident général à Tunis à partir de 1894, a créé en décembre 1896 la Khaldounia dans la Médina de Tunis pour former cette classe intermédiaire de commerçants et de négociants susceptibles de transmettre avec plus de précisions les desiderata des colonisateurs puis a ouvert l'école Louise Millet le 30 mai 1900 au nom de sa femme Louise Millet, qui était une école semi-privée non missionnaire, financée conjointement par l'Administration des Habous et le Gouvernement français. Cette école a ensuite changé de nom pour devenir « l'école de la rue du Pacha » et a été dirigée par la veuve d'un colonel français dans l'armée du général Boulanger, Mme Charlotte Eigenschenck. Les filles musulmanes qui y étudiaient apprenaient en premier lieu la puériculture et le bon maintien de leur intérieur en vue de trouver un bon mari. La mentalité des Français vis-à-vis des femmes ne différait d'ailleurs pas beaucoup de la mentalité musulmane et c'est ce qui fait que dans le roman, les milieux coloniaux s'offusquaient du comportement des Américaines appartenant au groupe des cinéastes qui était venu tourner des vues de leur film dans la partie saharienne de la régence. Toutefois, naturellement, les Tunisiennes restaient plus conservatrices et c'est pourquoi Mme Eigenschenck a eu toutes les peines du monde pour que les cheikhs de la Zitouna acceptent de lire des livres. Apparemment, Rania, dans le roman, n'a pas eu cette chance puisqu'elle était bédouine, mais elle s'est très bien débrouillée en lisant beaucoup et en se formant elle-même. En outre, au début du XXe siècle, le Président de la chambre de commerce et d'industrie, Victor de Carnières, qui était à l'origine de la fermeture dans la régence des écoles franco-arabes, s'était encore disputé avec Abdejelil Zaouche, un militant « jeune Tunisien » qui avait imposé en 1908 la réforme agricole aux Prépondérants et de Carnières perd un procès contre lui à la cour d'appel d'Alger en 1912. Sur un autre plan, le 20 septembre 1903, le Cheikh Abdou, Mufti Al Diar Al Misria en 1899 et qui prépara la réforme d'Al Azhar, est hébergé par la princesse Nazli d'Egypte à La Marsa dont il est l'ami et visite la Khaldounia pour y donner une conférence centrée sur l'enseignement théologique, il s'attaque à la foi passive et au conservatisme. Analysant la foi comme le « moteur de l'action et la lumière éclairant le chemin vers la Vérité », il affirme que la science est le moyen d'y parvenir avec l'effort de réflexion (ijtihad) et l'usage de l'écriture. Comment dans ces conditions est-il traité dans le roman « d'athée » ? Hédi Kaddour dit dans une interview qu'il s'était inspiré pour la création de sa ville « fantôme » du roman Le rouge et le noir de Stendhal, ce qui lui évite peut-être d'être jugé par l'histoire officielle. Dans la même interview de la chaîne francophone RTCI, interrogé sur le côté « féministe » de son roman, il dit qu'il a créé des histoires sentimentales même pour l'héroïne indigène Rania — donc autodidacte mais très cultivée —, ce qui est discutable car je pense qu'il ne lui concède finalement que la possibilité de se marier avec le mari de son choix contre la volonté de son frère, et on peut aussi se poser des questions sur ses choix pour « tuer » ou « laisser vivre » des personnages principaux du roman, à moins peut-être que la mort qu'il décide pour certains d'entre eux ait une portée symbolique qui permet de donner à son roman une forme d'engagement politique compte tenu de ses origines tunisiennes, et là encore, je n'en suis pas très convaincu. Mais on n'en dira pas plus car au fond, c'est à l'auteur de justifier ses décisions et il n'appartient à personne d'autre de le faire.