Par Mustapha ATTIA Le mois de Ramadan apporte avec lui ce doux parfum du particulier et de l'unique. Les quartiers populaires s'accordent parfaitement avec son ambiance engageante et son rythme velouté. C'est que le mois saint est un vase clos dans le vécu de ces quartiers, dont la mémoire préserve les péripéties, les faisant remonter à la surface de temps à autre, souvent par nostalgie, parfois par souci de comparaison. Parmi les quartiers populaires qui me captivent et m'attirent pendant le mois de Ramadan, je citerai celui de Bab Souika, à Tunis. Quand, étudiant, j'avais débarqué pour la première fois dans la capitale, je ne le connaissais point. Ce fut ainsi jusqu'à ce que feu Abdelmajid Boudideh me permit d'accéder au vif de son intimité et du coup aux méandres de cette passion. "Baba Dideh", comme ses amis aimaient à l'appeler, avait pris l'habitude de s'asseoir dans l'un de ces cafés de Bab Souika. C'était là qu'on le voyait étalé dans sa corpulence, à l'intérieur d'une ample djellaba, bien élégante, ajustant sa chéchia rouge sang sur sa tête ronde avec une grande minutie, afin qu'elle annonce sa dissidence remuante vers l'oreille gauche. Il avait l'habitude de parler à haute voix, entouré d'amis et de disciples. Mais, chaque fois que cet accord se dispersait et qu'il se retrouvait seul, il continuait à se parler en secret, caressant tendrement la table avec ses doigts charnus, l'un de ses doigts arborant une précieuse bague. Il semblerait à celui qui le verrait dans cette situation qu'il aurait été en train de chantonner au rythme des mouvements de ses lèvres entrouvertes et de ses doigts tambourinant sur la table. Le café était à deux cents mètres à peine de son modeste domicile à la petite porte bleue qu'il ne pouvait franchir qu'en projetant en avant son épaule, pour tirer le reste derrière lui dans un glissement aléatoire. Sur les murs blancs de sa maison, l'écoulement des eaux de pluie avait peint des formes géométriques et d'autres sinusoïdales, toutes deux décolorées. Quant à moi, j'avais pris l'habitude de l'interroger sur les raisons qui le retenaient à Bab Souika, dans ce quartier populaire, alors qu'il possédait une maison du côté de la banlieue, à Radès, et une autre à l'Ariana. Il me répondait avec son rire moqueur en disant : "La vie en dehors de Bab Souika m'est insupportable". Mais j'insistais à chaque fois pour avoir des justifications acceptables, car les raisons évoquées ne me convainquaient pas. Et lui de répliquer, agacé : "Je sais très bien que tu ne seras jamais convaincu, quelles que soient les raisons évoquées, parce que ce quartier qui représente tout pour moi, ne représente rien pour toi…" ! Et d'ajouter : "Bab Souika est une forêt de voûtes du fond des âges qui se traverse comme une troublante expérience mystique". J'avais pitié de lui et je ne voyais dans son attachement passionnel à son quartier qu'une sorte de vénération pour le passé, une tentative inconsciente d'enraciner son être, surtout qu'il avait avancé en âge. Nous ressentons tous l'attirance vers notre lieu de naissance et de jeunesse et nous y voyons tous une image illuminée incomparable avec les images ultérieures, quel que soit leur éclat, quel que soit leur éblouissement. Ce sont les images du temps jadis qui se reconstituent. Le flux nostalgique pour Bab Souika qui envahit beaucoup de monde pendant le mois de Ramadan n'est pas dû à une attitude évaluatrice objective de ce quartier, ni à une préférence pour hier au détriment d'aujourd'hui. Il n'est dû qu'à la nostalgie de l'éternel retour au nid, à la volonté de l'être humain de s'agripper aux sources qui ont irrigué son être et aux racines dont la sève l'a nourri. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que les nostalgiques de Bab Souika sont des passéistes qui voudraient voir s'arrêter le temps et la vie suspendre son vol, mais je dirais bien qu'ils incarnent l'image de l'homme arabe qui préfère vivre au rythme de son passé, trouvant un plaisir indescriptible dans le refuge qu'il lui offre. En tout cas, c'est un choix qui s'offre à tous et à chacun.