Les matières littéraires et de sciences humaines se situent en dehors de la sphère d'intérêt des élèves des sections scientifiques et techniques... Il y a une vérité notoire et incontournable, qui est pourtant négligée et sur laquelle on se tait, puisqu'on en parle très peu. Et même dans le cas où elle est abordée, elle ne dépasse pas le cercle restreint des intellectuels. Il s'agit de la propension des diplômés des filières scientifiques à l'extrémisme. Ce grave phénomène se vérifie à travers le statut professionnel des jihadistes — les cadres — qui se sont rendus en Syrie, en Libye ou dans les autres zones de tension. On trouve, principalement, des ingénieurs, mais aussi des médecins. Quel rapport y a-t-il entre les enseignements scientifiques et ces tendances «pathologiques» ? Le mal réside-t-il dans leur contenu et leur organisation ? Ou bien dans la manière de les assimiler par certains apprenants ? Négligence des matières littéraires et des sciences humaines Ce constat amer et décevant se vérifie à travers l'histoire de l'université tunisienne. Ce sont toujours les écoles d'ingénieurs, telles que l'Enit, et, secondairement, les facultés de médecine qui ont constitué les fiefs des étudiants intégristes. Contrairement aux facultés des lettres et des sciences humaines ou de sciences juridiques qui, elles, ont toujours abrité les mouvements intellectuels dans toutes leurs diversités et qui ont servi d'agoras aux débats politiques entre les groupuscules de la gauche toutes tendances confondues. En fait, le problème commence bien avant l'enseignement supérieur, c'est-à-dire depuis les cycles le précédant. En ce sens que cette tendance extrémiste naît, s'affiche et se développe aux premiers stades du processus d'apprentissage. C'est là qu'elle prend racine et qu'elle s'épanouit. Mais, comment cela est-il possible dans un cadre scolaire? L'école se serait-elle détournée de sa vocation consistant à cultiver l'esprit? En réalité, ces dérives n'ont rien de surprenant, elles sont tout à fait prévisibles. Pour s'en rendre compte, il suffit de se renseigner sur le contenu de cet apprentissage prodigué et la manière dont il est organisé. L'exemple type en la matière nous est livré par le cycle secondaire où les programmes dans les sections scientifiques et techniques sont trop spécialisés, en ce sens qu'on y laisse peu de place aux matières littéraires et de sciences humaines. Cette déconsidération se vérifie tant au niveau du temps consacré à ces matières qu'au niveau des coefficients qui leur sont attribués. Concernant la première question, le temps imparti à l'enseignement de l'arabe, du français et de l'anglais est de l'ordre de 2/3 heures par semaine, pour les sections maths et sciences expérimentales. Et il en est de même pour l'histoire-géo et la philosophie. Tandis que pour la section technique, c'est encore pire, puisque ce temps ne dépasse pas les deux heures pour toutes ces matières dont l'enseignement est assuré en une seule séance par semaine. Alors, il est facile d'imaginer le degré d'assimilation de ces cours par l'apprenant ainsi que sa perception de ces matières. Il va sans dire que cette réalité l'empêche d'en saisir le contenu comme il se doit, ni de leur accorder l'intérêt qu'elles méritent. Un pareil volume horaire ne lui permet pas d'accéder à un apprentissage exhaustif, ni n'aiguise chez lui la curiosité d'en savoir davantage. C'est-à-dire qu'il s'agit là d'un simulacre d'enseignement, un enseignement superficiel qui ne dépasse pas le seuil de la simple initiation et qui est loin de pouvoir développer chez l'apprenant un esprit critique susceptible de lui permettre de voir plus clair dans ce monde fossé et obscurci par les mystifications. Donc, le manque d'intérêt que cela fait naître chez l'élève vis-à-vis de ces matières est accentué encore plus par les coefficients faibles qui leur sont accordés, qui sont en fait la conséquence directe de ce traitement défavorable dont elles font l'objet, et qui les relègue ainsi au dernier plan. Les matières littéraires et de sciences humaines se situent en dehors de la sphère d'intérêt des élèves des sections scientifiques et techniques. Cette indigence intellectuelle est renforcée par un autre facteur aussi nuisible, sinon plus. Prédominance de l'enseignement religieux Ce tableau terne s'assimile encore mieux, à travers l'horaire scolaire établi depuis le cycle primaire, où l'enseignement religieux se taille la part du lion. Effectivement, le déséquilibre entre les matières est amorcé dès ce cycle, où l'enseignement de l'histoire-géo et de l'éducation civique n'intervient qu'au troisième niveau de cet enseignement et très timidement, à raison d'une heure par semaine. Alors que l'enseignement religieux démarre à partir de la 1ère année et sans interruption. Quant aux matières dites récréatives, c'est-à-dire la musique, le dessin et le sport, elles sont reléguées au rang de figurants dont la présence ne leur confère aucun rôle important en raison de la place dérisoire qu'elles occupent dans l'emploi du temps. Et elles continuent à subir ce statut défavorable, au cycle préparatoire, où le temps imparti à l'éducation religieuse ainsi que le coefficient qui lui est accordé sont même supérieurs à ceux attribués à l'histoire-géo. Pire encore, l'enseignement civique est rompu à partir de la 2e année secondaire, dans toutes les sections scientifiques et celle d'économie et gestion, et prolongé seulement jusqu'à l'année suivante, dans la section lettres. Parce que nos ingénieux concepteurs des programmes d'enseignement ont jugé qu'à ce niveau nos élèves ont bien assimilé toutes les vertus du civisme. Pendant que l'enseignement religieux continue, imperturbablement, son bonhomme de chemin, jusqu'aux classes terminales où il prend, curieusement, le nom de «pensée islamique». Et la pensée humaine, la philosophie, elle n'est enseignée qu'à partir de la 3e année, toutes sections confondues, avec un horaire et un coefficient très modestes, excepté, bien sûr, la section lettres. Cette réalité alarmante existait même au temps de Bourguiba, le président laïque et l'esprit éclairé. Ce qui a poussé l'ex-ministre de l'Education nationale, Mohamed Charfi, à décréter une réforme courageuse et radicale pour contrecarrer cette poussée intégriste dans nos écoles, en en excluant l'enseignement religieux qui favorise largement cette tendance par les idées étriquées qu'il inculque aux apprenants, en valorisant tout ce qui appartient à sa sphère et en condamnant tout ce qui se situe en dehors de cette enceinte. Là, les dirigeants du «Courant islamique» (l'actuel Ennahdha), à l'image de Hamadi Jebali, ont crié «non au tarissement des sources!». Ils donnaient la preuve qu'ils ont bien assimilé l'idée développée par Louis Althusser, selon laquelle l'école c'est l'appareil idéologique de l'Etat. Son partisan, réputé être un « islamiste modéré », Abdelfattah Mourou, fait, à nouveau, état de cette appréhension, et montre par-là la bonne assimilation de la leçon, lorsque, s'adressant au prêcheur de la discorde, Wajdi Ghnim, il lui dit que ce sont les enfants des Tunisiens qui les intéressent. Autrement dit, l'islamisation de la société passe, nécessairement, par celle de l'école qui est un projet à long terme.