Ahmed Mghirbi et sa syntaxe précise, son accent au couteau. Mais aussi Mghirbi, l'ex-soulier d'or 1972, l'élégant défenseur international et l'entraîneur le plus populaire et respecté du pays. Il faut être doté d'une imagination féconde pour deviner que sous les traits de cet ex-technicien rigoureux, ce «Pygmalion» de tant de virtuoses du ballon rond, se cache un homme éternellement passionné malgré l'avis défavorable qu'i porte sur notre football d'aujourd'hui. Il essaye à travers ces échanges de nous éclairer d'une lumière objective sur les subtilités du football tunisien. Durant sa riche et longue carrière, il n'a pas souvent eu affaire à des enfants de chœur. Car Mghirbi prend souvent le contre-pied de l'évidence de la majorité. Comme quand il affirme que proclamer que ceux qui gagnent ont raison et ceux qui perdent ont forcément tort n'est pas toujours valable. Pour l'ex-head-coach du Stade Tunisien, c'est l'essence même du sport que de proposer des renversements. Pour lui, le rôle du technicien ne consiste pas à faire preuve de pouvoirs divinatoires, mais à expliquer certaines choses. Cela tient parfois à l'épaisseur d'un poteau, qui propulse le coach au rang de héros ou de paria...Les mièvreries nostalgiques pondues sur les plateaux de télévision, les talk-shows indigestes qui cannibalisent les ondes, Mghirbi ne veut pas y faire référence même si l'interactivité mise en place dans certaines émissions a introduit la possibilité de parler du jeu. Mghirbi, lui, préfère un bon mot à une analyse détaillée. Ce dépositaire d'un style de jeu qui s'attirait au mieux une défiance silencieuse en a souvent pris pour son grade. Mais force est de constater qu'il a souvent vu juste. Interview. Le football tunisien comment il va ? De quel sport parlez-vous ? De celui où l'assistance est restreinte ? D'un sport-roi qui alimente les rancœurs, le régionalisme, la scission, la violence, le hooliganisme et les calculs de bas étage. Des champs de patates pour terrains qui occasionnent des tendinites et des blessures graves. Des homologations farfelues. De la complaisance et un clientélisme inacceptable. Des jeunes livrés à leur sort dans pratiquement tous les clubs de l'élite. Des ronds-de-cuir qui envahissent la sphère footbalistique. Un championnat à seize clubs, une aberration. Et enfin, des responsables qui oublient qu'ils sont avant tout des éducateurs. Mais de quel football parlez-vous? «Nombrilisme et égocentrisme des dirigeants» C'est un tableau noir que vous brossez, Si Ahmed Je ne veux ni être négatif, ni pessimiste, ni encore jouer les oiseaux de mauvais augure. Mais l'on ne peut se voiler la face. Notre sport est malade. Malade de son incohérence et de ses tenants et aboutissants qui se prennent pour le nombril du monde. Voilà le terme que je recherchais. Le nombrilisme et l'égocentrisme de nos dirigeants, à l'exception de quelques-uns qui se comptent sur les doigts d'une main. Mais qu'en est-il des slogans du football et des vertus de fair-play? Dans nos contrées, ces slogans comme vous dites sonnent creux. On prêche le faux, on caresse dans le sens du poil, on pèche par excès de populisme et même de machiavélisme. Qu'il semble loin le temps où le football était une école de la vie et du comportement en société. Maintenant, c'est le règne de l'anarchie et de la gabegie. Si vous pouvez développer cette parenthèse La violence est née de l'impunité. Elle trouve ses germes dans un sentiment de fausse frustration, alimenté par les dirigeants qui crie haro sur le arbitres et entretiennent la notion de victimisation quand leur politique sportive est défaillante. Tous tiennent pratiquement le même discours. Nous sommes victimes d'un complot et de forces occultes qui veulent nous nuire. Nous sommes seuls contre tous, etc. ça devient pathétique à terme. L'arbitrage : déclin ou incompréhension ? Plutôt les deux. Là aussi, c'est par effet d'entraînement, sorte d'effet boule de neige que le nivellement vers le bas s'observe au gré des journées. Dans l'œil du cyclone, présumé coupable et livré à son sort, l'arbitre est pointé du doigt comme le mouton noir du football tunisien. Climat de suspicion, climat délétère autour de l'homme en noir. L'arbitre est déclaré coupable avant d'être jugé. Bien entendu, la commission de suivi et le bureau fédéral en remettent une couche. Chaque semaine, nos arbitre d'élite sont convoqués, interrogés comme de vulgaires criminels, soumis à des interrogatoires en bonne et due forme. C'est un supplice car cela touche l'intégrité et l'honneur des gens. Résultats : ces derniers abordent les rencontres la main sur le cœur. Dans la ligne de mire, ils sont d'entrée de jeu stressés, non confiants. Leur autorité sur le terrain en prend un coup surtout quand ils ne sont pas craints et respectés par des joueurs qui les malmènent et touchent même parfois à leur intégrité. Il y a bien entendu aussi l'envers du décor. Force est de constater que la plupart du temps la condition physique des arbitres, le recyclage et le perfectionnement ne sont pas au niveau des exigences actuelles. Le football va de plus en plus vite. Toute erreur est payée cash et soulève un tollé général. Tel un volcan en éruption, il suffit d'attiser les braises pour que ça s'emballe et que ça devienne incontrôlable. Alors à quoi servent les tests Warner, Cooper et les stages de perfectionnement ? Jugez-en vous-même. En Europe, les erreurs d'arbitrage sont monnaie courante. Sauf qu'il y a une présomption d'innocence, beaucoup de tolérance et surtout l'intime conviction que cela fait partie du jeu. Chez nous, les accusations fusent dès la première erreur d'appréciation. C'est une question de mentalité. Beaucoup parmi nos dirigeants et présidents sont de mauvais perdants. Par leur hystérie, leur pragmatisme de surface et leur intolérance, ils soufflent sur les braises qui attisent les rixes et le grabuge. La situation du Stade Tunisien Le Stade s'est mis dans le pétrin tout seul. La crise couvait depuis des années mais personne n'a vu venir cette déchéance due à la conjugaison de plusieurs facteurs humains mais aussi existentiels et d'ordre stratégique. Il faut avoir les moyens de ses ambitions. Parler d'une seule voix. Elaborer des stratégies qui cadrent avec le potentiel mais aussi dans les limites de l'acceptable. Sans oublier bien sûr les fondamentaux: la discipline, la rigueur et la bonne gestion. Ce ne fût malheureusement pas le cas du côté du Bardo. Quand je vois ce qui s'est passé face à l'ASM, je reste sans voix. La zizanie s'est emparée du Stade Tunisien. Erreurs d'ordre structurel. Aléas d'ordre conjoncturel. Choix inopérants. Instabilité globale. Hiérarchie renversée et fuite en avant. «L'enfer, c'est les autres». Cette maxime relate bien ce qu'est le Stade Tunisien actuellement. Un football qui vit sous perfusion Trop de doléances, de tollés soulevés et de plaintes formulées par nos clubs Oui. Commission d'appel, le Cnas quelque temps auparavant, la Fifa, la commission d'éthique, la chambre des litiges et autre TAS sont débordés par les requêtes des clubs tunisiens. Notre football se joue dans les bureaux et devant les tribunaux. Nous recrutons à coups de milliards et nous ne sommes pas capables d'honorer nos engagements envers les entraîneurs et les joueurs. C'est symptomatique d'un football qui vit sous perfusion et qui a la folie des grandeurs. Or, l'habit ne fait pas le moine car notre football est devenu une grande imposture. Un mot sur le bureau fédéral Que voulez-vous que je vous dise. Il n'y a pas de fumée sans feu. Quand on ne fait plus l'unanimité, on doit céder sa place. Quand on essaye par tous les moyens de ménager la chèvre et le chou, cela concourt à créer un climat de suspicion. Il faut s'armer de courage et œuvrer dans le respect strict des textes. La loyauté envers ce noble sport n'est plus qu'un concept désuet. Or, on frise le manichéisme désormais. C'est insupportable. Interpréter au gré des humeurs ou au fait du pouvoir alimenter les polémiques, cela va de soi. Il faut rendre le football au football. Trop de professions libérales sont au cœur de notre sort-roi au détriment des connaisseurs et sportifs de tout bord. «Tolérance zéro remède contre l'impunité» Le mot de la fin Un football sans public fait de restrictions et de quotas sonne comme le chant du cygne de ce sport. Comment voulez-vous que les joueurs se galvanisent, appréhendent, gèrent et maîtrisent la pression. Comment voulez-vous que les sponsors s'intéressent aux clubs et que les guichets alimentent les caisses des associations. Des stades bondés qui affichent complet. C'est un vœu pieux, mais j'y crois encore, indépendamment du fait, qu'en ce moment même, nous n'arrivons même pas à endiguer et maîtriser une poignée de supporters qui ont accès aux enceintes des stades. Pour y arriver, la tolérance zéro doit être décrétée. La Grande-Bretagne y est arrivée en analysant le phénomène. Elle a fini par trouver le remède envers les supporters extrêmes. Notre politique sécuritaire actuelle obtient certes des résultats, mais pose aussi des problèmes en raison de la stigmatisation des ces supporters dits extrêmes. Chez nous, aucun programme de prévention sociale n'est mis en œuvre en direction de ces supporters, alors que plusieurs expériences de ce type existent en Europe. En adaptant ces dispositifs étrangers sans automatiquement avoir une vision biaisée du supportérisme, on peut y arriver.