Par Pr Khalifa Chater Le Japon occupait depuis 1968 la place de deuxième puissance économique mondiale. Or, des chiffres officiels publiés lundi 16 août révèlent une rehiérarchisation économique au profit de la Chine qui a pris la place de deuxième économie du monde. En effet, le PIB nominal chinois s'est établi à 1.336,9 milliards de dollars au deuxième trimestre 2010, alors que celui du Japon atteignait 1.288,3 milliards. On prévoit même une augmentation de cet écart d'ici à la fin de l'année. Il faut prendre la juste mesure de cet événement qui induit une importante mutation des rapports de force dans le monde. Peut-être faudrait-il rappeler que le développement économique nippon s'est engagé dans le contexte de paix, à l'ordre du jour au Japon, depuis la Seconde Guerre mondiale et réexaminer la nouvelle donne sous ses différentes dimensions économiques, géopolitiques et stratégiques, vu la situation différentielle de la Chine. Le passage du témoin du Japon à la Chine ? Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a subi de lourdes pertes humaines et matérielles. Son économie s'en est durement ressentie. En 1950, son PIB représentait à peine 20% du PIB américain. Réalisant un développement rapide — on parle du miracle économique japonais — qui lui a permis de conquérir, en 1968, le rang de deuxième économie mondiale, ravissant cette place à l'Allemagne. Usage des techniques de pointe, culte du travail, faiblesse des dépenses militaires, il appartiendra aux spécialistes d'identifier les principaux facteurs de ce développement spécifique, privilégiant l'exportation. Bornons-nous à citer ces deux diagnostics actuels : 1 - Régis Arnaud estime que “l'économie du Japon est à l'arrêt, grippée par une population vieillissante, en diminution et dont le pouvoir d'achat stagne, voire baisse”. Il évoque le recul des exportations japonaises, à l'exception de quelques secteurs de pointe (automobile, outillage industriel, électronique, construction navale) et conclut hâtivement que ses industries ont raté leur mondialisation. Est-ce que le Japon est passé “du miracle au malaise”, titre de son analyse ? (Le Figaro, 16 août 2010). 2- Michel Porcheron estime que le net ralentissement de la croissance japonaise est dû à la stagnation de la consommation, qui contribue à 60% de la formation du PIB, à la pression persistante de la déflation et d'un ralentissement des exportations. Ralentissement de la croissance japonaise certes, mais l'avancée de la Chine dans le classement international s'explique par le boom incontestable de son économie, conforté par l'immensité de son territoire et le nombre de ses habitants. Alors que le Japon est devenu une des nations les plus avancées, il y a plusieurs décennies, la Chine est toujours en phase de développement accéléré (conclusions des envoyés spéciaux du Monde, Brice Pedroletti (à Pékin) et Philippe Mesmer (à Tokyo), citées par Michel Porcheron). Etudiant l'équation Chine-Japon, dans sa complexité, Claude Meyer affirme qu'ils sont des partenaires économiques et des rivaux stratégiques. Quel leader pour l'Asie, affirme-t-il dans son étude ? Peut-être faudrait-il lui rétorquer que ces deux pays ont des ambitions préférentielles différentes. Une nouvelle carte géopolitique ? Puissance économique et militaire, la Chine doit cependant s'accommoder du jeu des alliances qui ne l'intègre pas, étant donné son option géopolitique. Et d'ailleurs la Chine qui accorde la priorité à la conquête des marchés, fait valoir sa politique de voisinage. La coopération entre le Japon et la Chine est devenue “un axe clé de la croissance mondiale…” (Sébastien Falletti, Le Figaro, 16 août 2010). Peut-on occulter la problématique de la concurrence et affirmer qu'il s'agit entre Tokyo et Pékin, “d'une rivalité gagnant-gagnant…” (ibid.). Le développement différencié entre “l'atelier du monde et le laboratoire du monde” crée certes une conjoncture favorable aux relations de complémentarité. Mais des mutations des cursus pourraient susciter un renversement de tendances. Le Japon voit apparaître d'autres concurrents sérieux : la Corée du Sud, dans sa proximité, l'Inde et pourquoi pas l'Indonésie ? L'Inde fait partie, aujourd'hui, des grandes puissances émergentes aux côtés de la Chine, de la Russie et du Brésil. D'autre part, la Corée du Sud occupe une place de choix. Son économie s'est redressée en dépit de la crise. “Si on prolonge les tendances en cours, estime le consultant Gerhard Fasol, d'Eurotechnology et qu'il n'y a pas de guerre entre la Corée du Nord et celle du Sud, cette dernière dépassera le Japon dans environ dix ans”. Peut-on parler réellement d'une montée des périls dans la péninsule coréenne? Ne faudrait-il pas redimensionner la surenchère belliqueuse de Pyongyang qui rappelle régulièrement son appel pour négocier avec Washington ? De retour de sa mission humanitaire, en Corée du Nord, l'ancien président américain Jimmy Carter, le 27 août 2010, ramena avec lui un Américain emprisonné dont il a obtenu la libération, et un message de Pyongyang sur sa volonté de reprendre les négociations sur son désarmement nucléaire, selon les médias officiels chinois et nord-coréens. D'autre part, la Chine, l'alliée exclusive de la Corée du Nord, lui recommande avec insistance de revenir à la table des négociations. La Chine vient de rappeler, samedi 28 août, au dirigeant nord-coréen Kim Jong-il, en déplacement de concertation avec Pékin, qu'elle veut relancer les pourparlers sur le désarmement nucléaire, engagés depuis 2003, entre les deux Corées, la Chine, le Japon, les Etats-Unis et la Russie. Son représentant dans ce difficile processus, le diplomate Wu Dawei, a déclaré, clarifiant la position de son pays : “La Corée du Nord devrait changer son attitude et faire preuve de sérieux dans la dénucléarisation”. La Corée du Sud, quant à elle, reste sur la défensive. Faisant valoir sa solidarité avec la population de la Corée du Nord, elle proposa même d'acheminer une aide d'urgence à sa rivale après d'importantes inondations, et ce, en dépit des tensions actuelles entre les deux pays. Elle s'inscrit dans l'idealtypus de la coexistence et de la solidarité. Peut-on adopter l'analyse du journaliste Arnaud de la Grange, qui estimait récemment, que “la crise coréenne ressemble à un grand théâtre d'ombres, avec des acteurs, qu'ils soient locaux, chinois ou américains, semblant avoir intérêt à ce que le rideau ne tombe jamais” ? Derrière le devant de la scène, les agissements des acteurs font craindre le pire. Certes une dérive n'est pas totalement exclue. Mais tous les protagonistes réalisent la gravité des enjeux militaires. Une politique de dialogue permettrait d'apaiser les passions et de faire valoir la dynamique intérieure, en relation avec la compétition économique et sociale entre les deux projets de société. Faut-il perdre de vue que le régime post-stalinien de Moscou a évolué, à la suite de la perte de légitimité de son option idéologique et des effets désastreux sur les conditions de vie de ses citoyens !