Amine Husseïni ... à la limite de la schizophrénie, chacun des personnages oscille constamment entre deux personnalités ; l'une laborieusement extravertie, l'autre douloureusement introvertie dans un monde à part qu'ils se sont inventé et dont ils ont établi l'axiomatique, le plus souvent diamétralement opposée à la réalité. Sarah vit seule. Elle mène une existence tranquille et s'assume. Elle a quitté sa famille à la mort de son père. Elle est ouverte et moderne et croit à l'amitié. C'est du moins ce qu'elle croit, car tout cela est absolument faux et si ces fausses vérités valent pour elle une réalité indiscutable, c'est parce qu'elle vit dans une dimension dont elle a soigneusement établi l'axiomatique : elle vit seule parce que la proximité prolongée des autres la plonge dans les pires inquiétudes. Elle ne mène pas du tout une vie tranquille puisque des interrogations compulsives ne cessent de la tracasser sur le sens même de sa présence. Elle ne s'assume que matériellement parce que, coté intimité profonde de l'être, elle essaie désespérément de cacher une plaie ouverte, à jamais béante, causée par un amour perdu. Et si elle a quitté sa famille, ce n'est pas parce que son père est mort mais à cause de l'abandon de sa mère pour aller vivre une autre femme plus jeune. Elle n'est pas du tout ouverte et ne croit plus à l'amitié car son cœur s'est définitivement refermé sur sa plaie et interdit le passage à tout nouvel arrivant. Un trouble bipolaire Tout ce que Sarah parvient à faire, c'est de réussir à sauver les apparences ! Amine Husseïni n'en fait d'ailleurs aucun mystère en citant clairement le nom du mal qui la tenaille : une terrible psychose maniaco-dépressive. Une maladie qui est tellement monnaie courante, pas seulement en Tunisie, mais dans le monde entier, que les recherches donnent sans cesse de nouveaux résultats, lui donnant aujourd'hui une nouvelle appellation : le trouble bipolaire. Et si nous nous arrêtons un moment devant cette nouvelle appellation, c'est parce qu'elle décrit le plus justement possible le fond de l'ouvrage de Amine Husseïni où chacun des personnages, et pas seulement Sarah, oscille constamment entre deux personnalités ; l'une laborieusement extravertie, l'autre douloureusement introvertie dans un monde à part qu'ils se sont inventé et dont ils ont établi l'axiomatique, le plus souvent diamétralement opposée à la réalité. Ils sont tous victimes d'alternance de périodes d'excitation et de dépression, de fluctuations d'humeur excessives, voire extrêmes, souvent sans qu'il y ait forcément un événement extérieur déclenchant. En vérité, c'est comme s'ils passaient par des périodes où leur humeur est excessivement «haute» puis des périodes durant lesquelles leur humeur est particulièrement «basse», entrecoupées de périodes d'humeur normale. Selon la description de Amine HusseIni, la fréquence, l'intensité et la durée de ces épisodes thymiques varient d'un personnage à un autre ; la palme revenant évidemment à Sarah pour laquelle la fréquence des oscillations et la gravité de son état vont augmenter dramatiquement. Maniaque sans être vraiment dépressive, Sarah se retrouve à un croisement de chemins quand elle entame une relation qui monte progressivement en intensité avec son médecin traitant. Drame ‘'bourgeois'' Sarah, toute à l'excitation de parvenir à troubler son médecin plus que de raison, ne s'aperçoit que trop tard que lui-même est fragilisé par la voir prise par son existence de praticien, d'homme «normal» ayant des aspirations ‘'normales'' et d'être humain dans le sens générique ; là où les interrogations sur le devenir fait loi. Ils se communiquent leur tristesse ressentie en même temps. Seulement, chacun garde un dernier bastion caché à l'autre (lui, son amour pour elle ; et elle, son amour pour celui qu'elle a perdu). Et ils sont dupés sur la gravité de leur état alors que leurs périodes de fragilité sont souvent entrecoupées par des périodes de stabilité. Amine Husseïni, saisissant probablement quel ascendant pourrait avoir un tel ouvrage sur les humeurs de chacun, l'a enveloppé dans un genre ‘'drame bourgeois'' pour le rendre plus léger et peut-être plus enjoué. Ce sont Diderot et Beaumarchais qui ont tracé les grandes lignes du genre qui se donne comme un intermédiaire entre la comédie et la tragédie. Comme l'ouvrage de Husseïni, le drame bourgeois se caractérise par le refus de l'unité de temps et de lieu, une plus grande proximité avec les préoccupations du temps, l'importance de l'empathie, le goût du romanesque, un penchant certain pour le pathos et l'exagération... «Connaissez bien la pente de vos sujets et de vos caractères et suivez-la..», conseille Diderot aux auteurs. C'est cette pente qui nous mène vers le dénouement dramatique de l'ouvrage de Husseïni. L'ouvrage Popular, 193p., mouture française Par Amine Husseïni Editions Dar al Qalam, 2016 Disponible à la librairie Al Kitab, Tunis.