Une étude du Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques souligne que, depuis les attaques terroristes de 2013, l'Etat restreint, au fil des jours, d'une manière quasi méthodique, la portée libérale du décret-loi sur les associations Le 24 septembre 2011 naissait le décret-loi N° 88 relatif à l'organisation des associations. Rédigée par le comité d'experts de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror), un groupe de juristes et d'universitaires issus de la société civile, dans un esprit de liberté reconquise et en accord avec les clameurs de la révolution, la nouvelle loi offre aux ONG des possibilités dont elles n'auraient même pas pu rêver quelques mois auparavant. Elle remplace une législation répressive et substitue au régime de l'autorisation une simple déclaration préalable adressée au secrétaire général du gouvernement. Alors que les associations devaient auparavant se tenir loin, très loin du politique, elles ont désormais « le droit d'évaluer les institutions de l'Etat et de présenter des propositions en vue d'améliorer ses actions ». L'Etat, lui, s'engage, selon le texte, à « consolider le rôle des organisations de la société civile, à les développer et à protéger leur indépendance ». Résultat : 10.000 organisations de la société civile naissent les cinq dernières années et viennent s'ajouter aux 9.000 déjà existantes. Mais jusqu'où cette loi reste effective, en tous points, cinq ans après sa rédaction ? Les menaces sécuritaires et les soupçons d'argent du terrorisme deviennent-ils aujourd'hui des prétextes pour réduire ses possibilités ? Est-ce le retour dans la pratique de l'administration tunisienne au régime de l'autorisation ? Ces questions ont été analysées par une étude récente du Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques intitulée : « La réalité de la société civile en Tunisie ». L'étude, qui a impliqué plusieurs membres associatifs et cadres administratifs, a été réalisée avec le soutien d'organisations internationales dont Icnl, Civicus et Article 19 et de l'association tunisienne Jamiaty. Procédures : des lenteurs exagérées « 20 cadres qui gèrent des milliers de dossiers, un manque flagrant de moyens de contrôle de la traçabilité de l'argent des associations, une justice très lente et toujours dépendante du pouvoir exécutif qui ne tranche que rarement en matière de poursuites contre les associations poursuivies pour leurs relations avec le terrorisme, voici le contexte dans lequel évoluent aujourd'hui les associations en constitution. Certaines attendent jusqu'à trois ans pour voir leurs statuts publiés sur le Jort et puis finissent par abandonner leurs projets, notamment celles basées loin du centre et qui, à défaut de moyens, ne peuvent se payer le luxe de descendre à Tunis périodiquement pour s'enquérir de l'état d'avancement de leurs dossiers. A ce niveau, nous remarquons un déséquilibre flagrant entre le nombre des ONG de Tunis et celles du sud, du centre et du nord du pays », constate Anwar Mnasri, juge administratif, auteur de l'étude du Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques. La juge administrative cite plusieurs entorses à la loi évoquées par les personnes interviewées : demande de révision des statuts en exigeant par exemple aux demandeurs d'enlever la mention « Evaluation du travail du gouvernement » ou « lutte contre la corruption », retour à la pratique du récépissé pour l'inscription de l'association sur le Journal officiel et l'ouverture d'un compte bancaire, lenteur exagérée des procédures... Comment traquer l'argent du terrorisme ? Selon l'étude sur « La réalité de la société civile en Tunisie », l'autre pomme de discorde entre les ONG et l'Etat concerne le manque de transparence dans la distribution des financements publics alloués aux associations et la complexité de la procédure d'obtention de ces fonds. Même si les critères, les procédures ainsi que les conditions du financement public sont fixés par le décret du 18 novembre 2013, là aussi on revient à des pratiques anciennes de partage selon les allégeances des ressources de l'Etat sans que la société civile ne soit associée à l'examen des demandes de financement. Dans une étude précédente réalisée par le Centre Kawakibi à propos du financement public des associations en Tunisie, publiée en janvier 2016, son auteur, le professeur Mohamed Salah Ben Aïssa, avait préconisé parmi ses recommandations de « favoriser la participation de la société civile dans les travaux des commissions techniques qui sont appelées à examiner les demandes d'obtention du financement public, comme c'est le cas de l'expérience de la Hongrie et de la Croatie. Une telle participation permet de profiter de leur expérience et de mieux reconnaître les besoins des bénéficiaires. Sans oublier, bien sûr, son aspect démocratique et participatif ». Les risques que des financements étrangers nourrissent le terrorisme et les départs de jeunes Tunisiens vers le jihad en Syrie ont inspiré aux autorités le projet de réviser le décret-loi 88 en réduisant son plafond des libertés. Amine Ghali, directeur des projets au Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques, défend un autre point de vue : « Au lieu de recourir à la révision de la loi 88, comme l'entend le gouvernement et le parlement, il vaut mieux que les autorités mobilisent leurs différents services de contrôle pour traquer les fonds suspects. Ceux en particulier dépendant de la Banque centrale, du ministère des Finances et de la Cour des comptes. D'autre part, le chargé du contentieux de l'Etat a la possibilité de suspendre les activités des associations sur lesquelles pèsent des soupçons sérieux de blanchiment de terrorisme. Or, jusque-là, seules les Ligues de protection de la révolution ont été interdites ».