Par Pr Khalifa CHATER La représentation de la frontière constitue une grille de lecture, pour étudier les relations sociétales, dans l'espace géopolitique, découpé selon les données socioculturelles, économiques, politiques et religieuses. De ce point de vue, elle constitue un révélateur de l'état des relations réelles entre les sociétés, mettant à l'épreuve le discours politique et dévoilant le non-dit, l'expression publique et la pensée underground. L'espace méditerranéen, interface nord/sud, illustre cette donne géopolitique, dans sa complexité et en relation avec les dynamiques sociétales respectives de l'Union européenne, du Maghreb, de l'ensemble de l'aire arabe et des différents acteurs étatiques, qui définissent leurs spécificités respectives, dans le cadre de leurs consensus géopolitiques et/ou identitaires. Parallèlement à sa construction prioritaire évidemment, l'Union européenne inscrit sa dynamique de promotion comme grand acteur, dans sa stratégie d'élargissement du partenariat outre-Méditerranée, qu'elle tente de concilier avec une autostratégie de restriction. La Méditerranée constitue certes une frontière géopolitique, faisant valoir des clivages, des contrastes, des inégalités et des relations asymétriques. Mais nous ne devons pas occulter l'importance des contacts, des échanges et des velléités de partenariat. L'étude du dictionnaire critique de l'Union européenne (Paris, 2008) nous permet d'examiner l'équation préférentielle de l'UE d'après cette analyse exhaustive du référentiel explicité par de grands spécialistes de la question. L'œuvre magistrale qu'ils ont publiée fait «écho aux débats que l'UE suscite, sur la base d'analyses et de positions argumentées» (préface des maîtres d'œuvre). Nous privilégierons, dans notre lecture, les thèmes qui évoquent les relations complexes avec l'autre, présentés comme des faits et non comme des attitudes partisanes. Une vision dynamique de l'identité ? Facteur essentiel d'appartenance, la mémoire collective participe à la définition du concept de la frontière de l'Union européenne. Pierre Nora réfute la notion de «mémoire de l'Europe», parce que «l'Europe n'est encore qu'une volonté venue d'en haut» (p. 217). Mais il définit l'identité de l'Europe par sa «relation avec le monde extérieur, dans sa différence avec lui et dans sa conflictualité». Ainsi considérée, l'Europe qui se définissait par son opposition à l'aire soviétique, s'érige comme entité industrielle par opposition au Sud et par son identité judéo-chrétienne, par opposition à l'aire de l'Islam. Mais dans quelle mesure est-ce que l'Union européenne reste enfermée dans le carcan référentiel, bien transgressé par les dynamiques sociétales et culturelles actuelles. Est-ce que les «deux exceptionnalités» européennes qu'il identifie : l'essor économique et la séparation du politique et du religieux, qu'il adopte comme référence préalable, peuvent constituer des traits distinctifs suffisants ? A-t-il pris la juste mesure du processus d'exclusion qu'il pourrait justifier sinon légitimer ? Le traitement de l'immigration s'inscrit dans cette perception de la frontière. Continent de départ, l'Europe est devenue une terre d'accueil. Evoquant l'idéal du vivre ensemble, Catherine Withol de Wenden évoque la situation paradoxale que l'immigration plus ou moins liée à la perception sécuritaire inscrit dans les faits : «Un décalage se creuse alors entre la réalité des flux et la frilosité des politiques immigratoires, entre une immigration perçue à la fois comme un problème pour la société et une solution aux difficultés économiques» (Article immigration, p. 228-231). La rubrique consacrée à la frontière par Michel Foucher (p.195-197) rappelle qu'elle «renvoie à l'identité politique et géopolitique de l'Union européenne» puisqu'elle constitue «le support d'un sentiment d'appartenance», objet d'identification et de redéfinitions régulières. Est-ce à dire que la question des frontières «polémique et complexe» de l'Union européenne est «récente» ? Les élargissements successifs de l'Union européenne ont certes posé la question des «frontières ultimes de l'Europe», mais ce comportement a été conforté par le lever de boucliers d'une certaine extrême droite, faisant valoir la valeur chrétienne de l'ensemble collectif multinational. Admettant implicitement «la logique de refoulement et de contention», l'auteur met à l'ordre de jour les scénarios alternatifs du partenariat privilégié (pour la Turquie), ou stratégique (pour la Russie) à celui d'Etat associé ou de statut avancé. Remarquons que le dictionnaire critique de l'Union européenne privilégie les visions de l'identité des intellectuels (Michel Leymarie, article Les intellectuels p. 237-243). Entre une «Europe unie dans la diversité» (citation d'Edgar Morin) et une Europe conflictuelle et solidaire, le débat se focalise sur une entité qu'on tente de poser comme «une et plurielle». Une telle approche fait valoir une vision dynamique de l'identité. Au-delà des états d'âme : L'analyse du discours fondateur et l'examen du comportement européen doit être nuancé par la prise en compte des positions de ses différentes composantes. L'œuvre collective, objet de notre étude, fait valoir la pratique de la différenciation, faute de consensus global et désignée sous l'expression de «géométrie variable» (p. 199-202). Thierry Chopin et Jean-François Jamet récapitulent les notions tactiques adoptées pour sauver la stratégie collective : «Europe à plusieurs vitesses», «Europe à la carte», «noyau dur», «cercles concentriques», «groupe pionnier», «centre de gravité», etc. Ces solutions ne concernent pas exclusivement les coopérations renforcées. Elles traduisent des réactions différentielles des opinions publiques nationales, relatives à la construction européenne et à la relation avec les sociétés voisines. Excessifs, certains observateurs affirment que l'Europe est «malade de ses frontières», interprétant sa focalisation sur les questions de sécurité et de l'immigration. Faut-il surestimer les états d'âme de la conjoncture actuelle ou les discours de dérives de l'extrême droite et la volonté de la ménager par certains acteurs politiques ? Nous rejoignons, quant à nous, le diagnostic lucide de Michel Foucher qui estime que la réalité politique impose à l'Union européenne — ultime paradoxe — le concept américain de «frontière ouverte, comme front d'expansion». Elle ne peut transgresser cette exigence de la recherche de «leviers d'influence» dans le monde et dans son aire de voisinage. Ainsi perçues, les frontières de l'Europe sont vouées à rester «mouvantes et contradictoires», dans une vision «d'ambiguïté par rapport à son territoire».