Les bons connaisseurs de l'histoire de la petite Tunisie ont, toujours, établi une relation directe entre l'histoire des décisions d'augmentation excessive de son impôt et celle des crises politiques et socioéconomiques qu'elle a connues, et ce, depuis plus d'un siècle et demi. L'impôt étant constamment perçu par les Tunisiens comme un droit arbitraire et autoritaire. La loi de finances 2017, en privilégiant, sans discernement, une surtaxation des bons contribuables, salariés et entreprises en règle avec le fisc (12%) et en évitant de soumettre environ un million de réfractaires au fisc (contrebandiers, sociétés fictives, contrefacteurs, personnes opérant dans l'économie souterraine, détenteurs de patentes, mauvais payeurs de banques, blanchisseurs d'argent et autres fraudeurs...), nous remet à l'esprit la situation délétère qu'avait connue le pays en 1858. A cette époque beylicale, le ministre des Finances et grand vizir, le scélérat Mustapha Khaznadar, féru de faste et imbu d'un mépris génétique pour l'arrière-pays, avait pris la malheureuse décision de doubler la mejba (impôt national à l'époque). Tirer les enseignements de l'Histoire Cette augmentation excessive de l'impôt avait provoqué en 1864 la révolte des tribus Ouled Ayar de la région de Makthar, les Jlass et les Oueslat de la région de Kairouan, les Hemmama de la région de Sidi Bouzid et les Frachich de la région de Kasserine. Cette émeute à laquelle avaient adhéré, ensuite, les trois quarts du pays, à l'exception de Tunis et du Cap Bon, était conduite par le chef de la tribu des Majer, Ali Ben Ghedhahem, qui avait appelé à l'époque à la désobéissance fiscale. Cette révolte a été réprimée dans la douleur. Ali Ben Ghedhahem est décédé empoisonné dans la prison Al Karaka à La Goulette. Mais les rancœurs sont restées. Les séquelles sont, hélas, encore vivaces. C'est ce qui explique, quelque part, les défiances génétiques de l'arrière-pays vis-à-vis de l'administration centrale, même après le soulèvement du 14 janvier 2011.. Apparemment concoctée par de nouvelles générations de fiscalistes qui méconnaissent l'histoire du pays, le projet de loi de finances 2017, qui a été rejeté par tous les contribuables, particulièrement les salariés, risque, par l'injustice fiscale inacceptable qu'il consacre, de provoquer une vague de protestations et, partant, une nouvelle instabilité du pays dont personne ne peut prévoir les conséquences. Parce qu'en fait ce projet de loi de finances pénalise doublement les salariés en ce sens il prévoit, d'un côté, un gel, jusqu'à 2019, des augmentations des salaires et des promotions et, de l'autre, il prévoit, à la faveur d'un maquignonnage fiscal une augmentation de tous les prix non subventionnés (viande, légumes, médicaments, toutes sortes de prestations...). Le gouvernement s'étant engagé à ne pas majorer les prix des produits de base. Ainsi, à la faveur d'un maquignonnage fiscal accommodant, tous les prix et prestations vont augmenter. Salaires gelés et prix majorés, c'est inacceptable Au nombre des mesures prises, l'institution d'un impôt sur les revenus et bénéfices des sociétés, l'augmentation des tarifs d'électricité et du prix de certains carburants, l'extension du champ d'application de la TVA à de nouveaux produits : médicaments, produits pharmaceutiques importés, les loyers aux foyers universitaires et scolaires privés, jardins d'enfants, produits culturels (livres, périodiques...), sportifs importés, prestations internet, vente et terrain lotis ou non lotis par les promoteurs immobiliers, produits énergétiques (gasoil, fuel, pétrole lampant, fuel léger et lourd, propane et butane en bouteille, gaz de pétrole..., voitures populaires (+1.300 dinars), prestations fournies par les professions libérales (avocats, médecins, experts-comptables, architectes...). Et la liste est loin d'être exhaustive. Selon des fiscalistes indépendants, la pression fiscale sur les salariés passera en vertu de ce projet de loi de finances, de 2% pour atteindre les 24% au total contre 20% seulement en 2010. Pour les entreprises, cette pression est estimée à 32%. Ce qui est énorme. Nous détenons déjà un triste record en la matière, le dernier rapport de Davos sur la compétitivité macroéconomique classe la Tunisie dans le domaine de la pression fiscale à la 17e place sur un total de 138 pays listés. Il va de soi que la catégorie qui supportera le plus ce «passage en force» fiscal c'est bien la classe moyenne dont le pouvoir d'achat sera détérioré de manière significative. La raison est simple. Les pauvres sont épargnés parce qu'ils n'ont pas les moyens de payer l'impôt ou des produits et services auxquels ils ne sont pas habitués. Quant aux riches, propriétaires d'entreprises et prestataires de services, ils auront tendance comme cela a été toujours le cas, à répercuter automatiquement, au nom de l'augmentation des coûts de production, la nouvelle augmentation de l'impôt, tout autant que la majoration des tarifs de l'électricité et de certains carburants, sur tous les produits et services. Et pour ne rien oublier, le ministère des Finances, fidèle à sa sinistre habitude de prendre en otage les salariés contribuables, a décidé de réviser le barème de l'Impôt sur le revenu des personnes physiques (Irpp). La conséquence directe de ce relèvement proposé des paliers de la grille de l'Irpp, c'est une augmentation de l'impôt sur les revenus notamment pour la classe moyenne, composée essentiellement de salariés. Franchement, cette focalisation sur la classe moyenne, parce qu'elle est facilement fiscalisable, et cette tendance à la paupériser suscitent de sérieuses interrogations sur les véritables intentions de ce gouvernement. Ce dernier omet que l'affaiblissement, voire au pire des cas la disparition, de la classe moyenne est toujours la première cause de l'émergence des dictatures. Espérons simplement que ce n'est pas le cas. Pour la création d'une agence fiscale autonome Par-delà ce projet de loi de finances et de ses futures incidences désastreuses sur la classe moyenne et le non-professionnalisme avec lequel ce projet a été élaboré, l'heure est désormais à une réforme radicale de l'administration fiscale en Tunisie. C'est une action urgente. Dans les pays développés, l'administration fiscale a évolué vers une administration de service. Elle y est organisée en «agence spécialisée dans la fiscalité». Il s'agit d'une structure séparée du ministère des Finances, dotée de ressources humaines compétentes et d'une autonomie de gestion, dirigée par un conseil d'administration et soumise à un contrôle strict du parlement et du gouvernement. Le but est de mieux faire accepter l'impôt, d'identifier les fraudeurs et de les lister comme le proposent les fiscalistes tunisiens, de prévenir l'évasion fiscale, tout en essayant de rendre au contribuable le meilleur service aux meilleurs coûts. Pour y parvenir, la Tunisie gagnerait à s'inspirer d'expertises réussies en la matière, particulièrement avec le Canada, l'Italie et la Suède qui vient de rouvrir son ambassade dans notre pays Selon nos informations, la réforme fiscale en gestation ne prévoit pas la création d'une telle structure. Il y a pourtant urgence au regard des dégâts occasionnés par l'effet de sa non-existence.