Mohamed Acheb appartient à une catégorie de responsables de club en voie de disparition. Le genre dévoué, passionné et mû par un seul intérêt, celui de son association. Il se qualifie de «président bio» imperméable à toutes les tentations et à toutes les compromissions. Sa franchise l'a souvent opposé aux tenants du fait accompli d'autant qu'il n'hésite jamais à en gagner «une guerre de tranchées» pour les bonnes causes. «Les opportunistes dénaturent le sport et l'éloignent énormément de sa vocation et de ses nobles objectifs», dénonce-t-il dans cet entretien où il évoque également la descente aux enfers de son club de toujours, le Stade Tunisien, qu'il rejoignit en 1973-74 en qualité de délégué de l'équipe seniors. Avant de le présider à trois reprises. Mohamed Acheb, vous avez présidé aux destinées du Stade Tunisien à trois reprises : en 1987-90, en 1993-96 et en 2004-2008. Quel diagnostic faites-vous de la situation actuelle de votre club ? J'ai fait de mon mieux pour être le gardien du temple. En fait, nous étions tout un groupe à avoir tout fait pour conserver et consolider les acquis du club et pallier certaines insuffisances. En même temps, nous ne devions pas oublier que tout cela ne pouvait se faire et produire ses effets positifs qu'à travers une prévision et une refonte des statuts adoptée le 25 novembre 1987. Elle prévoit l'élection du président du club, lequel choisit son équipe, l'extension de la durée du mandat d'un à deux ans, d'asseoir une politique basée essentiellement sur l'alimentation de l'équipe seniors en jeunes provenant des catégories de formation. Tout cela a pu aboutir aux résultats que d'aucuns trouvaient positifs fin des années 1980-début des années 1990. Le malheur, dans certains clubs, c'est que le souffle de la continuité en vue d'une amélioration constante n'est pas vraiment le fort de ceux qui prennent le relais sans être pour autant aptes à accomplir cette tâche. Ils font alors de leur mieux, mais en perdant de vue le fait que leur présent n'est finalement qu'un prolongement du passé, et une préparation de l'avenir. Ce qui explique les résultats en dents de scie et la situation à laquelle notre club est arrivé aujourd'hui. Est-ce à dire que vous remettez en cause la compétence des dirigeants qui ont pris la relève ? Cela remet en cause plutôt l'approche que certains font de leurs responsabilités envers leur club. Tout dirigeant ne doit pas oublier qu'il est dépositaire du passé, responsable du présent et bâtisseur de l'avenir. Néanmoins, je tire mon chapeau à tous les dirigeants sur lesquels pèsent de lourdes charges parfois même impossibles à supporter. Tout ce que je viens de dire trace au bout du compte une trajectoire historique de la situation qui doit être observée par tous les dirigeants qui passent sous le couperet de la responsabilité. L'histoire ne pardonnera jamais à ceux qui ne respectent pas cette règle et qui ont laissé leur club dans une situation beaucoup moins brillante que celle dont ils ont héritée. Y a-t-il une explication à la lente descente aux enfers du Stade Tunisien, précipité au purgatoire de la Ligue 2 ? Par essence, le ST ne pouvait compter bon an mal an que sur son capital humain : dirigeants, joueurs et supporters. Si l'un de ces éléments est dilapidé, si, au cours d'une même saison, on se sépare des principaux joueurs qui forment l'équipe seniors et des internationaux qui se trouvent dans les catégories des jeunes c'est qu'on a condamné le présent et sacrifié le futur. Pourtant, il ne vous échappe pas que les fortes contraintes financières peuvent conduire un club à vendre, la mort dans l'âme, ses meilleurs éléments... Oui. Quand bien même le problème financier reste la pierre angulaire de la gestion d'un club, aucun responsable sensé ne peut faire croire à quiconque que, pour gérer son club pendant une saison, on est obligé de se séparer de 38 joueurs, pour une bonne partie des jeunes internationaux. L'hiver 2009, avant d'engager la campagne de la Coupe de la CAF, le ST se sépare de deux défenseurs centraux, de deux pivots et d'une kyrielle de jeunes talents. Cela a été le début de la fin. Les dirigeants qui étaient venus après la Révolution ont fait ce qu'ils ont fait. Entre 2011 et 2013, si le club avait bénéficié dans les délais impartis du montant du transfert de son ancien joueur Youssef Msakni, soit 1,8 million de dinars, il aurait pu faire des miracles. Car, ajoutée au budget habituel qui tourne autour de 1,7 à 1,9 million de dinars, cette manne aurait pu constituer le bol d'oxygène vital. De la sorte, on aurait pu éviter de brader tout ce capital humain et négocier, par exemple, la rencontre africaine face au Stade Malien avec de bien meilleurs atouts. Pourtant, l'EST avait perçu les deux tranches du montant du transfert. Si elle nous avait payé alors que le président Kamel Ben Ali souffrait le martyre, en butte à une grave crise financière, le ST aurait pu accéder au play-off et, peut-être, par la suite jouer encore une fois la Coupe de la CAF. En plus des responsabilités objectives des dirigeants, ne vous semble-t-il pas que la glaive du professionnalisme coupe de plus en plus de têtes? Cela relève de l'hypocrisie du régime professionnel. Comment peut-on concevoir que les responsables des clubs puissent diriger une structure amatrice au fond, mais au fonctionnement professionnel? Le décalage entre la gestion légale et les obligations pratiques finit par être sournois. En 1995-96, lors d'une réunion MJE-FTF - clubs consacrée à l'instauration de ce que l'on avait appelé alors «non-amateurisme», j'ai été le seul dirigeant à dénoncer la chose. De mon point de vue, il aurait fallu établir un parallélisme entre la pratique et le refonte des textes. Car, me mettre en face de joueurs qui peuvent se prévaloir auprès des tribunaux, chèques post-datés à l'appui qui garantissent leurs revenus annuels n'est pas la meilleure posture dont je peux hériter. A l'égal de tous les autres responsables. D'ailleurs, Dieu seul sait combien de dirigeants sont passés devant les tribunaux. Certains ont même été condamnés. Il fallait dénoncer le carcan dans lequel vous entrez et qui s'appelle la loi sur les associations sportives. Pourtant, vous avez accepté de revenir à la présidence du club, y compris après l'instauration du professionnalisme ou de ce qu'on avait nommé «non-amateurisme»... Je dois avouer que je ne serais pas revenu sans la menace. En 1993, celle-ci était encore soft. Mais en 2004, elle allait devenir hard. La nomination par les autorités était ferme. Il n'y avait plus moyen de choisir ou de refuser quoi que ce soit. Les moyens de rétorsion dont se prévalait le régime de l'époque pouvaient me coûter cher, me rendre la vie impossible. On me le fait comprendre en consultant des amis juristes et parfaitement au fait des pratiques d'antan. Aujourd'hui que le mal est fait et que le ST évolue en Ligue 2, y a-t-il moyen d'inverser le cours de l'histoire ? Subsiste-t-il encore une lueur d'espoir ? Si le Stade est tombé aussi bas, ce sont ses propres dirigeants qui l'ont plongé dans cette sphère inférieure. Ce que je souhaite pour le club de ma vie, c'est qu'il y ait de jeunes dirigeants ayant déjà vécu les difficultés de la gestion d'un club, dévoués uniquement pour la cause de son retour à de bien meilleures situations, non animés par un besoin de se faire patte blanche, de se laver de certains dossiers ou de chercher à obtenir des avantages de toutes natures. Personnellement, j'ai dû mener une «guerre de tranchées» avec les structures locales et régionales durant deux bonnes années pour empêcher la vente d'un lot de terrain de 1.650 m2 situé à l'avenue Habib-Bourguiba, au Bardo, et qui abritait le siège historisque du ST bâti par les mains mêmes de ses dirigeants et joueurs, en 1948, lors de sa fondation. Sa date de vente aux enchères a été fixée au 5 juin 2006, alors que mon opposition date du 27 mai 2006. Après un tel combat qui s'est prolongé jusqu'en 2008, j'ai dû quitter le club alors qu'il était qualifié en Coupe de la CAF. Intervint par la suite la vente de 21 internationaux. Les menaces pleuvaient de partout car on me tenait pour l'élément perturbateur dans la localité, empêchant les élections de 2009 dans ses conditions habituelles, alors que derrière cette vente, il y avait plus d'un motif synonyme d'intérêts personnels beaucoup plus qu'autre chose. Le lot de terrain dont j'ai parlé tout à l'heure existe encore. Et j'espère qu'il continuera à l'être en tant que symbole historique du club et élément de son patrimoine. Personne n'a le droit de toucher aux symboles. Seulement, un comportement irréprochable n'a pas été le lot partagé des dirigeants sportifs. Je conseille du reste à tous ceux qui essaient de s'approcher de ce patrimoine symbolique du club pour en tirer des profits bassement personnels, de cesser de pratiquer ce jeu. Certains sont devenus, déjà, la risée de tous les Stadistes. Comment voyez-vous le sport national aujourd'hui ? Notre sport ressemble à un bateau ivre qui tangue au gré des vagues qui l'emportent. Comme un Titanic. Il reste un point d'interrogation. On vous a vu vous présenter aux élections fédérales il y a quelques années ? J'ai «labouré» le territoire de la République pour convaincre les clubs de la crédibilité de notre programme. Toutefois, les promesses faites aux clubs ont fait la différence. Enfin, un modèle de dirigeant qui vous a marqué ? Feu Hédi Ennaïfer qui a présidé aux destinées du club vert et rouge de 1972 jusqu'en 1987. Quand il a débarqué, le Stade n'avait même pas de quoi payer les lacets des crampons chaussés par ses footballeurs et disposait de trois ballons «rapiécés». Malgré quinze ans de règne, il n'a pas remporté un seul titre. C'est pourtant le meilleur d'entre nous, sans nul conteste. Il a sauvé le club d'une mort lente.