Philosophe, politiste, Gérard Poulouin est l'initiateur de l'université populaire de Caen. Il s'est plu à lire, tout au long de l'exposé, des poèmes, entre autres, du Marocain Abdellatif Laâbi et du Tunisien Tahar Bekri, lesquels assument «pleinement cette idée que le français peut être une arme face à l'obscurantisme et à la barbarie» qui sévissent aujourd'hui partout dans le monde. Il déclare encore : Un certain nombre d'écrivains francophones ont assumé pleinement cette langue en percevant ce qu'elle pouvait avoir de négatif pour eux, du point de vue de la trajectoire historique, et ce qu'elle pouvait avoir de positif dans la mesure où il était possible de la retourner comme un gant. Il fut un printemps, ces dernières années. Un certain nombre d'écrivains maghrébins ont participé de ce printemps, en particulier en se posant la question de décoloniser la langue française. En particulier une romancière algérienne qui fut une militante pendant la guerre d'Algérie avant 1962, alors qu'elle était élève de l'Ecole normale supérieure. Elle avait été déchue de ses droits parce qu'elle avait participé à une manifestation à Paris. Cette romancière Assia Djebar, qui fut reçue à l'Académie française, s'est posé la question de : qu'est-ce que décoloniser la langue française ? Avant elle, un certain nombre d'écrivains d'Afrique noire avaient abordé ce sujet avec énormément de vigueur et en retournant la notion de négritude pour en faire une valeur. L'un de ces écrivains fut un acteur de l'émancipation du Sénégal. Il en fut le président ; c'est Léopold Sedar Senghor. Un individu au charme extraordinaire, étonnamment humaniste dans son cœur, et attentif à cette double fonction du langage français. Pour lui, qui était né dans une famille où l'on parlait d'autres langues, le français était la langue du colonisateur, d'une puissance étrangère. Cette langue, il se l'est appropriée, il en a fait la langue de prouesses immenses, dans lesquelles il chante un certain nombre de combattants de l'espace africain ; les Zoulous, il chante les fleurs de l'Afrique, et chante l'Afrique comme matrice du monde entier dans ce recueil poétique ; «Ethiopiques». Volonté d'émanciper les peuples du monde Il y a dans cette pratique de la langue, le processus de décolonisation de la langue française. La langue n'est plus perçue comme une langue de la sujétion. Mais elle devient la langue d'une expression personnelle. Cette langue venue de l'extérieur que l'on adopte, on l'enrichit avec sa trajectoire personnelle, avec ses paysages, son vocabulaire personnel. Tant et si bien qu'on entend à la lecture de ces textes, une autre voix. Cette voix nous vient de l'Afrique noire. La voix nous vient aussi des Antilles, où un proche de Senghor, Aimé Césaire, a écrit un discours à propos du colonialisme, et s'est posé la question, lui, écrivain antillais ignorant tout de l'Afrique, de se réapproprier à travers la langue française cette Afrique noire, à travers son poème «Cahier d'un retour au pays natal». Là encore, il s'agit d'investir l'espace linguistique français et d'élaborer quelque chose qui est susceptible de déplaire à certains institutionnels français d'esprit académique. Mais ce sont ces voix du monde qui s'expriment au travers d'une langue française traversée par une pulsation, et dont on entend le sang battre. Espace maghrébin Dans l'espace maghrébin, nous rencontrons ces auteurs qui se sont posé cette question de la langue française. Assia Djebar, dans certains de ses livres, se pose la question du statut de la langue française. Dans un ouvrage publié en 2003, « La disparition de la langue française», elle s'interroge sur la pertinence de renoncer, au nom de l'arabité, à la langue française. Elle fait entendre la voix singulière d'un personnage qui s'appelle «Berkane», acteur du FLN, qui a rencontré des individus qui ne sont pas bilingues, à la fois arabe et français, ce qui entraîne des malentendus dans certaines conversations. Dans cet ouvrage, elle se pose la question, de ce que le français peut apporter dans l'espace algérien, dans l'optique d'une émancipation du peuple algérien. Il y a toute une réflexion autour de la laïcité ; en quoi elle peut s'inscrire dans un héritage proprement arabe. Ainsi, la réflexion sur la langue peut amener à se rencontrer des expressions, et au-delà des domaines politiques qui pourraient susciter des liens entre des peuples qui sont dans différents lieux du monde. Parler français, pratique «apostat» Assia Djebar qui a été une actrice de l'émancipation de l'Algérie face à une puissance coloniale, s'est interrogée, d'une façon précise et attentive sur la question de décoloniser la langue française. Après avoir réfléchi sur le recours à la langue française dans un contexte particulier, belliqueux, celui qui amène les Algériens à s'émanciper de la puissance coloniale. Elle va rencontrer le français sous un jour tout à fait différent. Ce n'est plus la langue de la puissance coloniale. Mais, c'est le français face à deux langues arabes qu'elle conteste ; d'une part, la langue institutionnelle des autorités algériennes, qui n'est pas de son point de vue attentif aux réalités du pays et au sort de la population, et d'autre part, l'arabe des islamistes, acteurs du GIA. Elle a conscience que le français devient une arme de libération face aux islamistes. Dans son livre, «La disparition de la langue française», après avoir évoqué le temps colonial, elle évoque celui de l'émancipation et l'apparition sur la scène historique des islamistes. Elle écrit cette phrase : «La chasse aux intellectuels francophones avait repris de plus belle». Le fait de parler français est perçu comme une pratique «apostat». Elle dénoncera, dans ce livre, cet exercice particulier qui diabolise ceux qui réfléchissent, ceux qui empruntent des informations à un champ linguistique autre que l'arabe. Pratique pouvant les exposer à la condamnation à mort. Le parcours assumé Ce thème de la langue comme processus non seulement de décolonisation par rapport à la puissance coloniale, mais d'émancipation et d'affranchissement, Assia Djebar le reprendra dans son livre, «Le blanc de l'Algérie», dans lequel elle rend hommage à des acteurs algériens, émancipés au-delà de la libération de l'Algérie, au-delà de 1962, qui ont été victimes d'assassinats, suite à des menées islamistes dans l'espace algérien ; des psychiatres, des écrivains et des individus, pour lesquels le français de la francophonie était devenu l'essence même de l'émancipation. De ce point de vue, le parcours qui rend possible de décoloniser la langue française avait été assumé pleinement par elle. Un écrivain tunisien, Abdelaziz Kacem, le dit avec ses mots, à propos des islamistes tunisiens «... la langue française qu'ils accusent d'être le héraut des libertés honnies, des droits de l'homme impie et de la laïcité maçonnique, les islamistes tunisiens traitent leurs adversaires de déchets francophones. Tout est prêt pour la traque. Par sa seule présence, la littérature arabe d'expression française même quand elle ne fait que chanter le cycle des saisons, constitue une offense à la bêtise bigote. C'est pourquoi les barbus sont prêts à en découdre avec Voltaire». Nous avons un retournement de situations extraordinaire, puisqu'on n'oublie pas la référence à 1881. Ce qui est en jeu, c'est la conscience que l'ennemi du moment, ce n'est plus la puissance coloniale, puisque les pays se sont émancipés et sont maîtres de leur destin. L'ennemi est de l'intérieur, plus ou moins nourri par l'étranger, et qu'il convient de combattre avec les mots de la tribu. Parmi ces mots de la tribu, figure le français susceptible d'être utilisé par les intellectuels qui font le choix du français comme arme à leur disposition.