En commençant à lire le dernier roman de Daniel Soil, «Petite plaisance», un très court roman*, j'ai été plutôt surpris, et je n'ai pu m'empêcher de me poser quelques questions... Pourquoi Daniel Soil situe-t-il son roman dans une période aussi ambigüe que celle de la signature du Pacte germano-soviétique, le 23 août 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale? Pourquoi choisit-il un «héros» aussi peu «net» ? Pourquoi celui-ci vire-t-il du communisme au national-socialisme ? Pourquoi va-t-il non seulement collaborer avec le nazisme alors qu'il est un militant communiste «trempé dans l'acier» et, pire encore, s'acoquiner avec une Allemande, alors qu'il est marié par amour avec une femme belge qui lui a donné un enfant, une femme qui lui est totalement et entièrement dévouée ? Pourquoi ? Pourquoi ces «complications» ? Daniel Soil, l'écrivain, l'homme... Mais très vite, je me suis repris, en laissant ces «niaiseries» de côté et me suis rendu compte que ces entrées sont des choix volontairement et sciemment opérés par Daniel Soil, qu'ils ne relèvent ni du caprice, ni de la complication «gratuite» mais qui lui auront permis, ce faisant, de donner vie à des personnages qui auraient pu bel et bien exister et qu'il a choisi de faire vivre, dans un contexte historique, mouvant et particulièrement déstabilisant. Mais avant d'aller plus loin, essayons de présenter Daniel Soil. Ecrivain belge, et grand ami de la Tunisie, Daniel Soil a séjourné dans notre pays, dans le cadre de ses activités professionnelles en tant que Délégué de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de 2008 à 2015. Il est né à Bruxelles en 1949. Après des études universitaires, il enseigne pendant une douzaine d'années, puis il est responsable d'associations de jeunesse. Il œuvre ensuite à la promotion des créateurs belges francophones dans différents pays : au Québec, en Afrique, en Europe centrale et en Europe du Sud et enfin au Maghreb. Il est délégué de la Fédération Wallonie-Bruxelles, à Rabat, tout d'abord, et puis à Tunis. Daniel Soil a publié cinq romans, dont «Vent faste», «Prix Jean Muno 2001», «Comme si seule une musique» en 2005, «Sans doute» en 2007, «Inéluctable» en 2009, «En tout !» en 2014. Au niveau des idées, l'homme est connu, tant par ses lecteurs que par ses amis, pour avoir un temps adhéré au marxisme-léninisme pur et dur, des années 60 et 70, puis tout en ne reniant pas ses «amours de jeunesse», l'homme vire vers l'écologie. Un récit pluriel «Petite Plaisance» est un récit pluriel, «à quatre voix», où la parole est donnée tour à tour aux trois personnages principaux, puis à un quatrième, de moindre importance, et dont les propos constituent un épilogue au roman. L'intrigue se déroule en grande partie à Tirlemont (Belgique) et à Petite Plaisance (en Suisse), entre le lac Léman et la haute montagne, non loin de Lausanne, l'arrière-fond historique va de la seconde moitié des années trente jusqu'à la fin des années '70. John Kopp, le personnage principal de «Petite Plaisance», est un militant communiste polyglotte, d'origine suisse, plus précisément de la ville du Locle. C'est une ville du canton de Neuchâtel, historiquement connue pour son «urbanisme horloger». A cet héritage vient s'ajouter un autre, tout à fait «asymétrique» : Le Locle est le berceau de l'anarchisme suisse et, au-delà, du mouvement révolutionnaire mondial ! John est envoyé, par le parti communiste suisse, à Tirlemont (Belgique) pour rallier à la cause ouvrière les travailleurs étrangers. Il rencontre Léa, infirmière belge, se marie avec elle et devient père d'un petit garçon, Steff, en 1939. Un militant communiste, dérouté par le Pacte germano-soviétique Pendant la guerre, le hasard (?) amène John à fréquenter Dorly, une Allemande, avec qui il aura une fille, Anke, et ce alors qu'il travaillait pour les machines Singer et faisait des allers-retours entre l'Allemagne et la Belgique. Une fois la guerre achevée, John est enfermé en prison, pour collaborationnisme en attendant son procès. La parole est donnée au début du roman à Léa, sa femme, celle-ci relate, dans un plaidoyer en faveur de l'homme qu'elle aime, sa vie avec lui et leur fils Steff. Ce qui s'est passé interloque et désarçonne : John est passé du communisme au national-socialisme. Pourtant, il n'adhère à aucun moment à l'idée de la supériorité d'une race par rapport à une autre, mais il est fasciné par l'ordre prôné par cette idéologie, un ordre qui lui va comme un gant, lui le citoyen suisse pour qui l'horlogerie et la précision sont des «idéaux» transmis de père en fils et ingurgités à la prime enfance. En outre, John est féru de langue allemande. Un raccourci vers «Jules et Jim» de Truffaut ? Les «complications» de Daniel Soil — dont nous parlions plus haut tout au début — ne s'arrêtent pas là ! John va être beaucoup aidé par son épouse et... un ami, à lui, de longue date, René, un avocat, qui le soutiendra lors de son emprisonnement en Belgique, à Huy. René gravite autour de Léa pour qui il a plus que de l'admiration et de la compassion. Quelques années après la guerre, les trois amis vivent à Petite Plaisance, où «la vue depuis la terrasse est sublime», entourés du fils de Léa et John, ainsi que de Anke, née d'une relation entre lui et Dorly, son ex-maîtresse, tuée lors d'un bombardement à Dresde (Allemagne), en février 1945. On peut être tenté de faire un raccourci vers le film de François Truffaut, «Jules et Jim», où deux amis inséparables tombent amoureux de la même femme... et où le trio coexiste un certain temps, mais Daniel Soil «brosse» ici, à sa manière, des personnages singuliers et authentiques et tisse entre eux des liens, sachant que l'Histoire les aura irrémédiablement marqués. Une écriture claire et sobre Je parlais de «complications». Ah ! Comme celles-ci sont résolument salutaires ! En découvrant la part d'humanité de John, on ne peut s'empêcher d'éprouver de l'empathie pour ce personnage, même si on est loin de partager avec lui les mêmes valeurs. A travers un style et une écriture où dominent la clarté et la sobriété et où l'auteur recourt, avec beaucoup de bonheur, à des procédés proches de l'écriture «cinématographique», Daniel Soil donne à voir et a écouter, des lieux, des objets, des psaysages et... des êtres. Il évite des introspections faciles, verbeuses qui n'auraient rien ajouté et laisse le lecteur volontairement entrer en intimité profonde avec les personnages, se contentant d'en dire le moins, en levant, par petites touches, le voile sur des amitiés, des amours profondes que le temps n'affecte pas, au-delà des blessures et des peines... Abdelfatteh FAKHFAKH * Editions MEO, roman, 2016, 80 pages. Isbn : 978-2-8070-0099-5 Disponible dans 2 librairies à Tunis : Clairefontaine à Tunis-Centre, et Mille-Feuille à La Marsa.