«Tommy est mort, on ne sait pas bien quand, entre le trente décembre et le quatre janvier». C'est avec cette phrase laconique que débute le livre de Daniel Soil. Que penser de cet incipit? Ne rappelle-t-il pas, de toute évidence, un autre, bien plus célèbre : «Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." »? (Albert Camus, "l'Etranger"). Gide… Camus… un double parrainage? Que faut-il déduire de cette référence ouverte à Camus et ce, alors que l'on voit trôner, majestueusement, sur la couverture du livre, le portrait d'André Gide qui - on le saura au bout de quelques pages - est une référence essentielle dans le roman de Daniel Soil? Un double "parrainage", celui de Camus et de Gide? Pas forcément et même pas du tout. Toutefois, et sans vouloir brouiller les pistes, Daniel Soil est bien à l'aise en composant avec l'un sans exclure l'autre. Eclectique, Daniel Soil? Probablement. Cela coule de source, tant pour l'auteur que pour le narrateur, Antoine Jamar, le personnage central du roman auquel Soil a communiqué, à n'en point douter, beaucoup de lui-même. Antoine, pris dans le tourbillon des remises en question de Mai'68 Antoine est un jeune étudiant belge d'origine bourgeoise et protestante, il est séduit un moment par le maoïsme pur et dur… Celui-ci était à l'époque un phénomène universel, représentait une «adhésion à un grand rêve universel» et un rajeunissement de la pensée marxiste. Nombreux étaient les jeunes de par le monde à être sensibles au discours maoïste, celui de la Révolution culturelle, un discours qui appelait à la révolte, à la créativité et affirmait que l'on pouvait déplacer des montagnes... En prolongement à son adhésion maoïste, Antoine se trouve entraîné dans les remises en question philosophiques en vogue à l'époque, il s'investit corps et âme dans les pratiques militantes, fait la jonction avec la classe ouvrière, fraternise avec elle, s'engage dans le combat politique et finit, avec le temps, par être gagné par le doute et par le déchirement entre les joies et les plaisirs de ce monde "ici-bas" et les "lendemains des aubes nouvelles" promises par le socialisme, mais qui tardent à se lever… La recherche du souvenir…l'évocation d'une amitié inaboutie Antoine compte quelques amis. Ce sont pour la plupart des militants politiques. Quelques-uns sont des férus de culture. Parmi eux, un certain Tommy, l'ami qui vient de décéder. Celui-ci occupe un rôle de premier plan dans le cheminement et dans l'évolution d'Antoine. Les deux jeunes hommes se sont rencontrés dans le hall de la Gare du Midi, dans la banlieue de Bruxelles. Tommy est un fils de bonne famille tout comme Antoine. L'amitié nouée entre eux est omniprésente tout au long du roman de Daniel Soil. Cette amitié que l'auteur tente de restituer – Tommy étant décédé dans des conditions obscures, puisqu'il a été retrouvé inerte dans sa baignoire – est un des points de repère essentiels du roman. Cette amitié hante Antoine, l'accompagne. Elle paraît par moments comme un doux refuge, une source apaisante dans les moments difficiles qu'il traverse, mais il lui arrive de raviver une douleur, une angoisse, de troubler un moment de sérénité et, plus douloureux encore, de générer un sentiment de "culpabilité", une culpabilité nourrie par le doute qui traverse Antoine quant à sa "responsabilité" potentielle dans la mort de son ami, une mort dont on ne sait trop si elle est volontaire — un suicide — ou si elle est tout simplement accidentelle. Cette amitié, quoique inaboutie, survit à la mort de Tommy, alimente et entretient le dialogue entamé par Antoine avec son ami, de son vivant. Elle veut défier la mort. Ainsi, les deux amis continuent-ils à se parler, à échanger. Cet échange tourne souvent autour de l'œuvre et de la personnalité d'André Gide auquel Tommy voulait initier Antoine alors que celui-ci y était demeuré jusque-là insensible, sachant que Gide de par son itinéraire, ses positions ne pouvait, en aucun cas, séduire, émouvoir, un militant maoïste, peu enclin aux penchants gidiens "humanistes bourgeois". A la redécouverte de Gide… cette "vieillerie" pour les révolutionnaires de '68! André Gide se révèle – aujourd'hui que Tommy est mort – la "bouée" à laquelle s'accrochera Antoine, pour ne pas couler. Mais ce faisant, et tout en cherchant à se faire pardonner par l'ami aujourd'hui disparu, pour ne pas avoir été suffisamment à son écoute, Antoine s'appuie sur Gide pour opérer un tournant, prendre ses distances par rapport à la politique et…partir…parcourir le monde, lire, écouter, voir et découvrir des lieux, des musiques, des personnes… C'est ainsi que la figure de Gide s'installe en arrière-fond, un Gide, tour à tour, voyageur, esthète, hédoniste, insatiable. Le souvenir de l'ami disparu se fond dans un kaléidoscope de références musicales, littéraires, cinématographiques couvrant la fin des années '60 et la première partie des années '70… (Un album où se mêlent tout à la fois des chanteurs des sixties tels "Jim Morrisson et les Doors"…, des cinéastes "Fellini", "Bellochio", "Visconti", "Resnais", des musiciens cette fois-ci classiques tels que "Mahler", ou encore des peintres tels que Piero della Francesca, auteur de fresques en Toscane, etc.) Voyage et quête intérieure Est-ce qu'on voyage pour (s'en)fuir ou pour (se) redécouvrir ? Si Gide — tout comme Tommy dans son sillage — ne reculait devant rien dans son errance et dans sa quête, Antoine se gardera d'aller jusqu'au bout de ses questionnements et de ses tentations. Son retrait de la vie militante semble être juste une pause pour se ressourcer, pour se ressaisir, et son ouverture sur Gide vient opérer plus comme un appui dans sa réconciliation avec son ami Tommy que comme une adhésion aux credos gidiens. Antoine se remémore des propos de Tommy, lequel ira jusqu'à affirmer : «J'espère connaître toutes les passions, tous les vices, que mon être se précipite vers toutes les croyances ; à chaque auberge m'attendra une faim, devant chaque source une soif ». Antoine est cette fois-ci à l'écoute. Il sait désormais — Mai '68 aidant — que les possibles existent…qu'ils sont à hauteur d'homme…mais, sans plus. La réconciliation entre les deux amis est scellée dans un rêve où Antoine annonce à Tommy sa conversion à Gide. Tommy semble lui pardonner de ne pas l'avoir compris et les deux amis se disent adieu, réconciliés…. Le monde est vertigineux mais tout est possible… Le livre de Daniel Soil s'achève sur un happy end… Face à l'entêtement du réel et face à une révolution qu'il a toujours considérée "inéluctable" mais qui tarde à voir le jour, Antoine prend le parti de se replier momentanément sur la sphère privée…et goûter avec Marianne, une militante activiste tout comme lui, à tous les plaisirs, à toutes les joies que peuvent lui procurer les livres, les films et la musique. Le roman de Daniel Soil est prenant. Il est empreint de nostalgie pour une époque - les années 60-70 - du temps où le fond de l'air était rouge, du temps où "le monde était vertigineux mais où tout était possible…". Si le livre interpelle tous ceux de la génération de Daniel Soil – la mienne –, il s'adresse aussi et avec la même force aux nouvelles générations. Il ne risque pas du tout de les laisser indifférents. S'il est bien vrai comme le dit Gide dans "Les nourritures terrestres" : «Ah ! Jeunesse - l'homme ne la possède qu'un temps et le reste du temps la rappelle.», l'histoire est un éternel recommencement, même s'il lui arrive de bégayer… C'est dire que ce livre n'est nullement réservé aux "héros vieillissants" et "fatigués". Il est tant par sa forme que par son fond un hymne à la jeunesse, à la liberté et à la culture…un hymne contre tous les barreaux… et tous les bourreaux… Une écriture non exclusivement "gidienne"… Le livre de Daniel Soil est un livre court, riche et dense. Il se lit agréablement. C'est une écriture simple, sans fioritures. Celle-ci porte — naturellement — la trace de Gide, dans ce sens où elle regorge de détails vrais, concrets et de descriptions vivantes et détaillées où on retrouve la ville de Bruxelles, avec ses rues, ses trottoirs, ses cafés, ses vitrines, ses tramways… les paysages d'Italie, de Suisse… Mais Daniel Soil n'est l'otage de personne… il puise son inspiration tant chez Gide que chez Camus, voire chez… "François Truffaut", un cinéaste français de la Nouvelle Vague et ce, au point de donner à Antoine Jamar le personnage central d'"Inéluctable" certains traits d'Antoine Doinel, le personnage cinématographique de fiction, apparaissant dans cinq films écrits et réalisés par François Truffaut, tous interprétés par Jean-Pierre Léaud…(l'Amour à vingt ans, Baisers volés, Domicile conjugal…)…. __________________ * Inéluctable, de Daniel Soil. Collection Alter et Ego, Atelier in-8, Serres-Morlaàs, 2009. (ISBN 978-2-916159-87-4) Daniel Soil est né en 1949 à Bruxelles, il a travaillé comme professeur et s'est consacré longuement à la vie associative. Outre ses activités professionnelles, œuvrant notamment à la promotion des écrits de ses compatriotes à l'extérieur de la Belgique, il a signé trois autres romans, "Vent faste", qui avait reçu le Prix Jean Muno en 2001, "Comme si seule une musique", publié en 2005, et "Sans doute" en 2007. Il est, par ailleurs, le Délégué de la région Wallonie-Bruxelles à Tunis.