Au Parlement, on soutient Youssef Chahed dans sa guerre contre la corruption. Quand les langues se délient, on sent une mobilisation générale afin que cette guerre touche uniquement les autres! Que retiennent les Tunisiens du tant attendu face-à-face qui a opposé, jeudi dernier, au palais du Bardo, Youssef Chahed, chef du gouvernement d'union nationale, aux députés de la nation venus lui demander de tout leur dire sur sa guerre contre la corruption ? Tout dire signifie pourquoi a-t-il choisi la journée du 23 mai dernier pour arrêter Chafik Jerraya et Yacine Chennoufi, pourquoi il n'a informé personne parmi les leaders des partis soutenant son gouvernement qu'il envisage de coffrer les gros poissons, va-t-il maintenir les ministres sur lesquels pèsent des soupçons de corruption et surtout — et là c'est l'essentiel de ce que les députés voulaient entendre de la bouche du chef du gouvernement — quand va-t-il mettre sous les verrous Kamel Ltaïef, l'homme d'affaires considéré comme le lobbyste n°1 du pays du temps du président Ben Ali (avant de tomber en disgrâce pour avoir clairement dénoncé le clan au pouvoir et traité Ben Ali et sa famille de mafia) et du temps aussi de la révolution ? En plus clair, le message de plusieurs députés à Youssef Chahed était le suivant : «Vous avez entamé votre guerre contre la corruption sans consulter ni informer personne, vous avez commencé par l'arrestation de certains parmi les corrupteurs les plus médiatisés à l'échelle nationale et régionale, vous laissez persister le suspense quant aux ministres qu'on vous exhorte à révoquer parce qu'ils ne sont pas très propres en invoquant votre droit absolu de remanier votre gouvernement quand bon vous semblera, même si les partis auxquels ils appartiennent menacent de retirer eux-mêmes leurs ministres. Sauf qu'il existe une zone floue dans votre guerre contre la corruption dans la mesure où Kamel Ltaïef n'est pas encore dans votre rétroviseur. Nous ne voulons pas savoir s'il est sur la liste. Nous exigeons de savoir quand il va être arrêté ou au moins placé en résidence surveillée». Les députés qui ont pris la parole ont démontré, à travers leurs interventions, que la guerre contre la corruption n'est pas livrée uniquement au niveau de la présidence du gouvernement et de la brigade spéciale chargée des investigations et de l'arrestation des présumés corrupteurs et corrompus, contrebandiers de haut calibre et réseau de douaniers leur offrant la couverture qu'il faut. La guerre s'est installée désormais sous la coupole du palais du Bardo où les députés ont décidé de se défendre, chacun pour se préserver personnellement et aussi préserver la crédibilité de leurs partis ou ce qui en reste dans la mesure où ils ont compris que cette guerre contre la corruption va charrier sur son passage tout le monde, y compris ceux qui ont assisté à une émission à laquelle était convié Chafik Jerraya ou Mohamed Frikha qui commence à sentir que la bénédiction nahdhaouie peut s'arrêter si le parti est sérieusement menacé. Et quand Meherzia Laâbidi, la dame de fer d'Ennahdha, sort de ses gonds et cherche par tous les moyens à faire taire Leïla Chettaoui qui affirme détenir des preuves établissant la responsabilité de Mohamed Frikha dans l'envoi des jihadistes en Syrie et en Libye, il n'est pas difficile de comprendre qu'Ennahdha se voit menacée par cette guerre qu'elle soutient officiellement. Mais cette guerre «risque de durer des années et des années», comme l'a souligné hier à Mahdia Abdelfattah Mourou, 1er vice-président du Parlement et dirigeant influent à Ennahdha. Il ajoute également : «C'est une guerre réelle et non pas une tendance passagère. Elle doit être accompagnée d'une solidarité entre les différentes sensibilités politiques, sociales et syndicales». Le discours de Mourou est, comme à l'accoutumée, un discours mielleux et passe-partout sauf que cette fois, il intervient dans un contexte particulier. D'abord, il est adressé aux militants de base du parti à Sidi Alouane, localité rurale relevant du gouvernorat de Mahdia où les Nahdhaouis ont besoin que leur direction leur éclaircisse la voie à suivre et leur apporte la réponse qu'il faut à ceux qui mènent une «campagne de dénigrement contre le parti, l'accusant d'avoir accepté l'argent qatari à l'époque de la Troïka et de soutenir en catimini certains corrompus qui ont profité du parti et en profitent toujours pour échapper aux filets de Youssef Chahed», confie à La Presse un observateur spécialiste dans l'analyse des discours professés par Ennahdha à l'adresse de ses militants dans les régions. Il ajoute : «Et ce ne sont pas certainement les interventions de Meherzia Laâbidi, Mohamed Ben Salem ou de Noureddine B'hiri au Parlement qui vont les rassurer». En effet, Mohamed Ben Salem, député nahdhaoui et ancien ministre de l'Agriculture lors des gouvernements des Troïka I et II, s'est distingué lors du débat gouvernement-députés de jeudi dernier en soutenant que «Kamel Ltaïef, le premier responsable de la corruption en Tunisie, est épargné et continue en toute impunité à manipuler des politiques, des officiers de l'armée, etc». On se défend comme on peut S'agit-il d'un acte de diversion ou s'agit-il tout simplement de l'application du dicton sportif «la meilleure défense, c'est l'attaque». En tout état de cause, Mohamed Ben Salem semble avoir un disciple en la personne de Tarek Fetiti qui défend bec et ongles le président de son parti, Slim Riahi, et n'attend pas que la justice dise son mot sur les accusations qui lui sont portées en estimant que la guerre contre la corruption est bien sélective. Sauf que la ligne de défense choisie par Mohamed Ben Salem et Meherzia Laâbidi semble ne pas être la stratégie qu'Ennahdha a arrêtée pour parler un seul langage au sein du Parlement dans la mesure où Houcine Jaziri, député nahdhaoui et ex-secrétaire d'Etat chargé des Tunisiens à l'étranger, est carrément pour un soutien plus fort au chef du gouvernement face à «ceux qui vont essayer de l'empêcher de continuer».