A l'approche des élections municipales du 17 décembre 2017, l'Instance vérité et dignité (IVD) a tenu une audition publique avant-hier sur le thème de la fraude électorale. Une dizaine de témoins y ont pris part pour raconter la machine à broyer la voix des électeurs de 1956 à 2010 Les violations liées à la fraude électorale représentent des dispositions particulières à la loi tunisienne relative à la justice transitionnelle de décembre 2013. Aucune des législations sur la JT des pays en transition n'évoque ce sujet. Conséquemment à ces dispositions, l'IVD a reçu 620 dossiers traitant des violences politiques en relation avec la volonté du parti unique de Bourguiba à Ben Ali de dominer le paysage sociopolitique. Le long de presque soixante ans, la Tunisie indépendante a connu neuf présidentielles, douze législatives et quatorze municipales, durant lesquelles diverses atteintes aux droits de l'Homme ont été commises. Toutefois, l'échéance électorale qui a ouvert le bal de la répression se situe en 1981. Lorsque le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) d'Ahmed Mestiri se présente fort de l'aura de son secrétaire général aux premières législatives « pluralistes », comme concédé par Bourguiba un an après le coup de Gafsa et suite aux crises successives avec la centrale syndicale. Plusieurs témoignages présentés avant-hier sont revenus sur ce premier vrai rendez-vous manqué avec la démocratie. L'omniprésence des gouverneurs Dans son intervention filmée, Driss Guiga, ministre de l'Intérieur en 1981, a rappelé toute l'ambiguïté du fameux discours de Bourguiba du 10 avril 1981 lorsqu'il déclare qu'il n'a pas d'objection « à l'émergence de formations nationales politiques ou sociales...à condition qu'elles s'engagent à sauvegarder l'intérêt supérieur du pays ». « Bourguiba ne trouvait aucun intérêt à l'instauration de la démocratie. Ce n'est pas quelque chose qui allait faire avancer le pays. Au contraire, pour lui démocratie se confondait avec discorde, estimait-il », rappelle l'ancien ministre. Il était soutenu dans cette prise de position par sa femme, Wassila Bourguiba, qui évoquera plus tard Guiga, intervenait auprès des gouverneurs pour changer la carte des scrutins en faveur du PSD. Driss Guiga a rejeté la responsabilité du détournement du processus électoral sur les gouverneurs : « De petits présidents de la République au niveau des régions avec lesquels Bourguiba était quotidiennement en contact direct. Ils craignaient plus que tout que les résultats de leurs gouvernorats déplaisent et mettent en colère le chef de l'Etat. C‘est à eux que revient la tache de former les comités électoraux chargés de suivre toute l'opération : des fidèles parmi les fidèles du Parti-Etat ». Il ajoute : « Consigne a été donnée pour arrêter le scrutin de l'opposition à 10%, puis à 5% et enfin à 3%. Et depuis 1981, l'opposition n'a pas dépassé ce pourcentage ». Driss Guiga conclut son intervention sur ces mots : « Je regrette de ne pas avoir intervenu d'une manière plus positive sur le plan éthique. On aurait pu anticiper ainsi sur l'étape démocratique actuelle ». Salem Maghroum, premier délégué de Jendouba en 1981, a commis le tort de croire aux slogans du multipartisme jetés par Bourguiba et son Premier ministre de l'époque, Mohamed Mzali, et de faire un travail pédagogique dans ce sens parmi la population de sa délégation. Dans le PV qu'il a consigné à la fin du dépouillement des urnes, le Parti socialiste destourien (PSD), la formation de Bourguiba, recueillait 52 % des voix et le MDS, 46% des voix, le reste des voix se partageait entre les communistes et le Parti de l'Union populaire. Il garde ces documents avant qu'un ordre soit donné pour réduire sensiblement ces estimations. « C'est parce que je continue jusqu'à aujourd'hui à traîner une grande honte que j'ai décidé de livrer ce PV aux Archives nationales. Je l'ai gardé tout ce temps pour sauvegarder une partie de notre mémoire », déclare l'ancien délégué. De son côté, le gouverneur de Tunis en 1981, Mhadheb Rouissi, a confirmé que le MDS a bien remporté les élections législatives dans plusieurs circonscriptions de la capitale, dont Halfaouine et Bab Souika. « Bien que la machine du Parti soit confondue avec la machine de l'Etat », a-t-il répliqué. Battu à mort par les milices du Parti Mohamed Bennour, ancien porte-parole d'Ettakatol, a été victime de diverses violations liées à la fraude électorale. En 1981, il se présentait comme candidat du MDS pour la circonscription de Ben Arous. Il connaît alors un terrorisme politique « comparable, dit-il, à l'ambiance inquiétante du film Z de Costa Gavras ». Salles de meeting retirées et interdites à la dernière minute, passage à tabac des militants, pressions exercées sur les électeurs, parasitage de la campagne électorale... « Tout cela en présence de journalistes étrangers, qui ont même vu les représentants du pouvoir bourrer les urnes. Des Destouriens avouent aujourd'hui qu'ils ont été appelés pour perturber le processus. Mais ils ne disent pas qui leur a donné cet ordre. Le ministre de l'Intérieur ? Wassila ? Le gouverneur ? Nul ne peut croire que Mestiri qui remplissait les salles de meeting n'a obtenu que 1.200 voix. Le vote de sa famille seule aurait fait dépasser ce scrutin ». Mohamed Bennour a raconté comment il a été piégé et battu à mort par les milices du Parti à Bir Kassaa alors qu'il devait tenir une réunion avec ses partisans. « C'est bête de la part du pouvoir, car on aurait pu organiser notre meeting sans grand bruit. Mais ils avaient la haine des opposants » Résultat : Mestiri pour protéger ses partisans décide de mettre fin à sa campagne. Pour Mohamed Bennour, ces élections tronquées où « on a volé la voix des électeurs » ont ouvert la voie à l'arrivée triomphante de Ben Ali, qui a utilisé la même machine en 1989, au moment de la montée du parti islamiste. Puis par la suite lors des échéances électorales suivantes. « Que de rendez-vous manqués avec la démocratie ! Et puis comme conséquence à cet échec : tous ces activistes politiques incarcérés et torturés, toutes ces crises politiques, ces martyrs de la révolution, l'assassinat de Chokri Belaid et de Hadj Brahmi et cette phase transitoire tellement pénible et tellement longue ! », s'exclame l'ex-dirigeant d'Ettakatol.