«Je l'avoue, j'ai été lâche ( en arabe jaban), je me suis tu ». Ce fut un moment pathétique, samedi à la Fondation Temimi. Personne n'y était préparé. Parlant des élections de 1981, l'ancien ministre de l'Intérieur évoquait la péripétie décisive : il participait avec le Premier ministre Mzali et les gouverneurs de la République à une réunion au Palais de Carthage. Quand quatre gouverneurs eurent informé le Président des activités débordantes de l'opposition, Bourguiba en a rapidement saisi le message et ressenti la gravité ; Il s'est alors allé à une litanie qui a valeur de programme d'action : « je n'accepterai jamais d'être contesté par un parlementaire ; quoi, Bourguiba épinglé par un Tunisien ? C'est inconcevable. » les gouverneurs retiennent le message et assurent des élections « normales », c'est-à-dire à la tunisienne, selon une technique - que les scientifiques excusent ce massacre linguistique- bien rodée depuis l'indépendance.
Guiga et Mzali se sont tus. Pourtant, ils étaient les seuls capables d'infléchir la tendance, ratant ainsi un grand tournant de l'histoire du pays. Ils se sont inclinés face au caprice du vieux Bourguiba, un président à vie qu'aucune sanction politique ne peut toucher, devenant plus qu'un monarque lequel doit laisser aux institutions le soin de gouverner le pays et se contentant de trôner.
Extrapolant, Guiga eut également l'élégance de reconnaître l'absence de toute culture démocratique chez l'ensemble du personnel politique depuis l'indépendance, à commencer par lui-même, précisant que le Néo Destour n'a jamais fonctionné selon des mécanismes démocratiques. La présidence à vie en 1975 en constitue d'ailleurs une singulière apothéose*.
L'épisode pourchasse encore Driss Guiga dont la relation avec Bourguiba est pourtant chargée de souvenirs marquants :, Bourguiba était présent sur invitation de son oncle Babri Guiga. lors de sa circoncision à Testour. En 1943, il rencontra Bourguiba à Hammam-Lif en tant que jeune militant à deux mois du Bac. La réaction du leader le marquera pour la vie : « je ne veux plus te revoir ici ; tu dois bien préparer ton examen car on aura besoin de toi plus tard. »
Une trajectoire singulière
Quatorze ans plus tard, c'est ce même Driss Guiga qui sera chargé en sa qualité de secrétaire général de l'Assemblée nationale d'une mission ingrate : signifier au Bey la proclamation de la république, donc sa destitution constitutionnelle. Par pudeur, il se garda de faire appel aux photographes pour immortaliser le départ précipité du Bey, lui évitant ainsi une humiliation supplémentaire.
Le parcours politique de cet avocat doublé d'homme de culture doit toutefois connaître un coup de frein : après un intermède comme directeur de l'Administration régionale, Bourguiba lui imputera un certain laxisme ( ?) en 1962 quand il était en charge de la direction générale de la Sécurité ( Complot Cheraiti), ce qui l'a conduit à l'Office du Tourisme ( 7 ans).
Trois fois ministre aux Affaires Sociales ( 1969) à la Santé Publique (1969-73) et à l'Education Nationale (1973-76), Driss Guiga doit toutefois payer pour sa témérité en faveur de la décentralisation universitaire qui n'était pas du goût de Hédi Nouira. Son exil à Bonn comme ambassadeur lui offre le temps de la méditation. Il croit même bien faire en proposant à Bourguiba, lors de son séjour pour traitement, des lectures éclectiques en philosophie mais son illustre hôte préféra des Mémoires d'hommes politiques. Tout y est dit , notre défunt Président cherchait invariablement à se comparer aux autres pour marquer l'Histoire. Sa sortie complètement ratée n'est finalement que la conséquence logique de cette obsession.
Guiga lui décerna néanmoins un satisfécit : Bourguiba travaillait avec rigueur, exécrait la familiarité et l'approximation. Mais la vieillesse aidant, il ne pouvait plus tenir au-delà de deux-trois heures d'astreinte au bureau. Précision importante : Guiga reconnut que Wassila Bourguiba a joué un grand rôle dans la politique intérieure de la Tunisie depuis le départ de Nouira en janvier 1980, avec, en prime, une omniprésence dès que Yasser Arafat était là afin de jouer la modératrice face aux élans incontrôlés de Bourguiba. C'est à ce tournant de la vie politique que Driss Guiga se retrouva au gouvernement en tant que ministre de l'Intérieur, dans la foulée des événements de Gafsa. Confirmant la conspiration entre Libyens et Algériens à ce sujet, Guiga donna sa lecture des péripéties malencontreuses et des insuffisances de la réactivité politique qui en disent long sur le vide enregistré..
Le suspense continue
Prié de livrer sa version des événements de janvier 84, Driss Guiga précisa que cela mérite un ouvrage à part. L'assistance suggéra alors que la Fondation consacre à cette question une session supplémentaire. Abdeljelil Temimi, ravi et honoré, promit une sixième rencontre- un record- avec cet homme politique qui constitue une mine d'informations intarissable, conservant de surcroît une vivacité de la mémoire hors du commun. Tout au long des cinq séminaires, Guiga s'est toujours montré chevaleresque vis-à-vis de Mzali malgré l'épisode avéré de 1984. Me Tahar Bousemma, avocat et ami de l'ancien premier ministre, ne se priva pas, après la séance, de lui témoigner son admiration pour cette élévation et cette élégance.
Mais au lieu de conclure sur une note gaie, le conférencier revint sur la mascarade électorale de novembre 1981 : « j'en conserve encore le sentiment de culpabilité et une torture de la conscience. » A quatre-vingt-huit ans, l'homme cherchait visiblement à assumer plutôt qu'à se dédouaner. Saisissant...
Par Mohamed Kilani * « Le pouvoir, lorsqu'il ne laisse plus apparaître d'autre ambition que celle de sa propre perpétuation en même temps que la préservation de celui qui l'exerce, prend naturellement à contre-pied tous ceux pour qui il ne saurait être qu'un moyen de transformation sociale. » ( Jean-Marie Colombani - Le Monde)