L'interview du président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, diffusée dans la soirée de mardi 1er août sur la chaîne Nessma TV, est venue secouer la classe politique de sa torpeur en cette période de vacances. Annoncée comme étant exclusive avec des déclarations chocs, l'interview a été suivie par un grand nombre de Tunisiens — les politiques en premier lieu — et la chaîne a certainement réalisé un record d'audience D'abord sur la forme. C'est un Rached Ghannouchi qui est apparu sur l'écran, habillé d'un costume «dark blue», une chemise blanche avec manches simples et une cravate bien assortie; il ne se sentait pas trop gêné dans ses nouveaux atours. Son équipe de communication s'est occupée de soigner l'image d'un leader un peu érodée, devenue stéréotypée et à la limite rebutante. Le Ghannouchi mal rasé à la mine patibulaire est apparu sous l'aspect d'un nouvel homme, un homme d'Etat, à la tenue impeccable. Car la visibilité d'un homme politique à la télévision est capitale. Elle est associée à ses traits de caractère, à sa manière de parler, à ses caractéristiques psychologiques et aux valeurs morales qu'il incarne. L'homme politique est en effet devenu «un produit que l'on cherche à vendre». Sur ce plan, l'équipe de communication de Rached Ghannouchi a marqué un grand coup, puisque les Tunisiens se sont amusés à commenter la manière de s'habiller du président d'Ennahdha que son discours. Youssef Chahed, le dangereux rival Le président du mouvement Ennahdha, qui a passé beaucoup plus de temps à soigner son image à l'étranger, celle d'homme moderne, démocrate et enclin au consensus, a cherché à séduire ses compatriotes en se posant comme l'homme fort du pays, celui qui tire les ficelles et qui pèse de tout son poids sur le cours des événements. Son mouvement a repris la première place au sein de l'Assemblée des représentants du peuple, avec un groupe parlementaire compact qui fait la pluie et le beau temps, à la faveur de l'effritement de son ancien rival politique, Nida Tounès, dirigé par Hafedh Caïd Essebsi, le représentant légal, avec lequel il a scellé une alliance pour une union des forces afin de modifier la ligne de conduite du gouvernement. Les deux partis se sont entendus pour coordonner leurs actions et rester unis dans le meilleur et dans le pire. Et d'imposer leur diktat au sein de l'ARP. Arithmétiquement, ils disposent du nombre de votes nécessaires pour destituer le gouvernement ou bloquer son action. Dès l'entame de l'interview, il a pris le dessus sur ses interviewers. Il leur a imposé sa manière de faire et de dire, leur laissant à peine le temps de placer leurs questions et de réagir à ses propos. Une certaine complicité s'est installée entre les trois hommes. Les deux journalistes n'ont pas cherché à le contredire ni à le désorienter, lui laissant le soin de distiller les messages qu'il est venu transmettre, des messages clairs adressés au chef du gouvernement qu'il a appelé à se tenir à carreau, sous peine de connaître le même sort que son prédécesseur Habib Essid. Un véritable pavé dans la mare qui a été diversement interprété. Car, par quel mécanisme juridique pourrait-on empêcher un citoyen, fût-il chef de gouvernement, de ne pas se présenter aux échéances électorales ? Les arguments avancés, comme le fait d'exhorter le gouvernement à se consacrer exclusivement aux défis socioéconomiques qu'affronte le pays, ne tiennent pas. Tout comme le parallèle fait avec Mehdi Jomâa qui a présidé le gouvernement de compétences issu du dialogue national et à qui la feuille de route adoptée par tous les partenaires spécifiait clairement que ni lui, ni les membres de son équipe ne devaient songer aux échéances électorales. Ce que le «Document de Carthage» n'a pas mentionné pour le gouvernement d'union nationale. Ghannouchi, qui a fait adopter lors du dernier congrès d'Ennahdha, en mai 2016, un nouvel article dans le statut du parti permettant au président du mouvement de se présenter aux plus hautes fonctions de l'Etat est-il séduit par les lambris de Carthage ? Rien ne l'empêche et c'est son plein droit. Mais en appelant Chahed à s'engager de ne pas se présenter à l'élection présidentielle, il a commis un impair qui n'est pas digne d'un dirigeant politique à la tête d'un grand parti. Cherche-t-il à mettre hors course un dangereux rival ? Rien n'est exclu, le message est on ne peut plus clair. S'est-il ouvert au président de la République, Béji Caïd Essebsi, qu'il a rencontré peu de temps avant l'enregistrement de l'interview ? Connaissant la complicité entre les deux hommes, tout indique que c'est probable. Sauf qu'une source bien informée a exclu cette probabilité. L'on sait déjà que la cote de popularité de Youssef Chahed et sa montée en puissance inquiètent jusqu'à son propre camp. Mais de là à ne lui laisser d'autre choix que de se démettre ou d'enterrer ses ambitions politiques, il n'y a qu'un pas que seul Rached Ghannouchi, menaçant, a franchi. Cette guerre contre la corruption qui inquiète Le second point qui a retenu l'attention dans l'interview de Rached Ghannouchi est son appréciation de la guerre contre la corruption. Reprenant les mêmes motifs avancés par les députés de son mouvement et ceux de Nida Tounès, lors de l'audition du chef du gouvernement devant l'ARP, il a développé un argumentaire juridique. Les arrestations des personnes et la confiscation de leurs biens et avoirs doivent obéir à la loi. Aucun dépassement ne saurait être toléré. Et c'est à la justice de trancher. Ce qui signifierait que le décret-loi relatif à la confiscation serait nul et non avenu et ouvrirait la voie à une remise en cause de toutes les opérations de confiscation réalisées depuis 2011. Il est vrai que cette guerre inquiète aussi bien Ennahdha que son allié Nida Tounès, parce que parmi les personnes arrêtées figurent des noms qui ont des accointances avec des dirigeants des deux mouvements. On dit, d'ailleurs, que Youssef Chahed a sous la main des dossiers compromettants des dirigeants politiques et des députés. Le recours au décret 50-1978 du 26 janvier 1978, relatif à l'Etat d'urgence et l'utilisation de la justice militaire ont été interprétés comme une manière de détourner la justice ordinaire. Un sévère avertissement au chef du gouvernement qui, selon Ghannouchi, risque de laisser des plumes en allant loin dans cette guerre. Après l'Assemblée constituante et le gouvernement de la Troïka, Ennahdha, qui a ignoré la présidence de la République en 2014, lorgne Carthage. Et qui mieux que son chef historique pour se poser en candidat sérieux à ce poste ? Rien ne résume mieux cette ambition que ce qu'a écrit son conseiller politique Lotfi Zitoun sur sa page Facebook : «Que le président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, porte un habit considéré comme officiel par les Tunisiens est la preuve qu'il quitte le carré de la secte et fait un pas en direction de l'Etat».