Pour les enfants, c'est la fête du mouton, parce que la plupart des musulmans procèdent ce jour-là , en famille, au sacrifice d'un mouton. C'est la grande fête ou fête du Sacrifice, «Aïd El Idha». Elle vient clôturer les moments forts du rite du «Hajj», le grand pèlerinage, cinquième pilier de l'islam et est célébrée, chaque année, le 10 «dhoul hajja», le dernier mois du calendrier lunaire musulman. Le Prophète Mohamed (Bénédiction et salut de Dieu sur lui) a instauré pour ce jour-là le sacrifice d'un mouton en souvenir de l'épreuve qu'avait endurée le Prophète Ibrahim et son fils aîné Ismaïl, il y a 4.000 ans. Une grande fête qui réunit la famille. Celle-ci s'étant déjà bien préparée pour l'occasion sacrée. Et les enfants avaient déjà bien joué avec la bête à sacrifier et l'avaient bien décorée de petits rubans en laine colorée. C'est la grande fête, car célébrée aussi le lendemain d'un grand jour, le plus grand pour les musulmans, «Yaoum Arafa» (le jour d'Arafa, en référence au Mont Arafat près de la Mecque). Ce jour-là, tous les pèlerins sont tenus de se consacrer aux prières toute la journée sur les versants de la montagne sacrée (el wouqouf ou waqfa, rester debout). Celle où, dit-on, Adam et Eve se sont retrouvés après avoir été sommés par Dieu de quitter le Paradis, car ayant commis un grand pêché, celui d'avoir goûté aux fruits de l'arbre interdit. Les non-pèlerins sont, quant à eux, invités,pour ceux qui le veuillent bien, d'observer le jeûne. Dix jours en somme de piété et de prières. Dix jours sacrés, les meilleurs pour Dieu, au cours desquels se déroulent les différentes étapes du Hajj qui retracent les épreuves endurées par le Prophète Ibrahim (S), Hager, sa seconde épouse, et son fils Ismaïl, dans ces contrées désertiques. Dans le Saint Coran, Dieu raconte comment il avait chargé Ibrahim de construire, dans ces lieux, la «Kaaba», premier sanctuaire au nom de Dieu et comment Ibrahim s'était fait aider par son fils, puis comment le premier a fait un rêve où Dieu lui ordonnait de procéder au sacrifice du second, son fils unique. Ismaïl ayant vu le jour, alors que son père n'attendait plus d'enfants, tellement il était âgé, et que sa première épouse Sarra était stérile (elle tombera enceinte plus tard et donnera naissance à Is'haq). Le récit explique comment Ibrahim (S) s'était résigné à la volonté divine et comment il avait informé son fils de ce qui les attendait. Ce dernier avait accepté de bon cœur la sentence divine. Et le récit de décrire comment Ibrahim, alors qu'il s'apprêtait à égorger son fils, lorsque Dieu lui offrit un beau bélier en récompense et en substitution, abolissant par là même l'odieuse tradition païenne qui voulait que le père sacrifie son aîné pour contenter les dieux et dissiper leur colère. «Mouton, mon cher ami» Ainsi et selon notre tradition, les préparatifs pour l'Aïd El Idha débutent assez tôt. Familles, amis et voisins commencent d'abord par fêter en grande pompe le départ des pèlerins, parmi leurs proches, pour les Lieux Saints. Les maîtresses de maison procèdent ensuite, chacune chez elle, au grand ménage. Tout doit être propre avant «el waqfa» ou jour d'Arafa, car la superstition veut qu'il soit interdit d'utiliser ce jour-là le savon de peur que les pèlerins ne glissent. Les pères de famille sont, quant à eux, priés chacun d'acheter les épices, l'encens, ainsi que tous le nécessaire pour le méchoui et les compléments pour «osban» (andouillettes) et d'aller faire aiguiser couteaux et couperets. Puis, c'est le branle-bas de combat pour le choix et l'achat du mouton. Les enfants du quartier retiennent alors leur souffle parce qu'ils espèrent chacun de son côté que «son bélier» soit le plus beau et le plus fort de tous. Une fois achetée, la bête est alors décorée de petits rubans tissés en laine colorée (tooama), cela bien sûr après avoir été ramenée de la «rahba» (place aménagée pour la vente des moutons de l'Aïd), dans la liesse. Une grande amitié voit le jour alors entre les enfants de la famille et la bête. Et les adultes prendront soin de leur expliquer que celle-ci ira au Paradis après le sacrifice, de façon à amortir le choc psychologique dû à l'événement violent du sacrifice et à la perte d'un ami cher. Dans le quartier, les enfants organisent alors à longueur de journée des mini-parties de béliomachie improvisées et parfois les bêtes sont blessées. Incident qui pourrait, selon le cas, les rendre impropres au sacrifice. Et chaque matin, l'on se lève aux bêlements des moutons du quartier. Le jour «J» et après la prière de l'Aïd, qui commence une demiheure après le lever du soleil, chaque famille est au garde-à-vous dans l'attente du moment fatidique. On fait brûler de l'encens, on prépare le nécessaire pour la réception de la carcasse, la préparation du «osban» et autre «qleya» (abats bien cuits et gras car jusqu'à évaporation de l'eau). La veille, la mère de famille avait préparé la pâte pour un gros pain-maison devant être cuit au four du quartier. Le sang sacré Certains pères de famille procèdent eux-mêmes au sacrifice de la bête. D'autres doivent attendre l'intervention, sur rendez-vous, du boucher ou d'un égorgeur expérimenté qui offre ses services en contrepartie d'une somme définie à l'avance. Le tout en écoutant la célèbre chanson, issue du patrimoine réarrangée «El kebch y dour» ( Le bélier tourne en rond). C'est, en fait, la parodie d'un chant soufi sans aucun instrument avec pour respecter le rythme, l'usage des mains (le rythme s'appelle «mjarred» c'est-à-dire sans instrument) . Le chant original s'intitule «El kess ydour» (la tournée de café des soufis) et c'est le compositeur Abdelhamid Sleyti qui donna naissance à cette nouvelle version, et ce, vers la fin des années cinquante du siècle dernier, alors qu'il était encore le chef du service de la musique de la Radio tunisienne (voir Abdelmajid Sahli : Al Horria du 4 décembre 2008) Après le sacrifice, l'on procède au dépeçage de la bête et la carcasse est alors entreposée pour n'être découpée qu'après au moins deux bonnes heures ou bien le lendemain, façon de prendre part au pèlerinage, selon la croyance populaire. En fait, ce repos permet la maturation des acides aminés formant les fibres musculaires (tach'mii) afin qu'ils deviennent plus nutritifs. Le sang sacré a coulé. Un sacrifice dédié au Créateur pour se faire pardonner et les Tunisiens ont fait ériger cet acte pieux pourtant non-obligatoire en un devoir religieux impérieux. Même les familles très modestes se font saigner aux quatre veines pour ne pas rester sans leur mouton. «Cel eddam zel el hamm», dit notre proverbe (Quand le sang coule, les soucis s'envolent). Selon la tradition du Prophète (S), il est préférable de diviser la carcasse en trois parties égales. La première sera consommée par la famille, la deuxième offerte et la dernière donnée aux pauvres. L'on fait alors griller les morceaux de foie sur la braise et la famille se réunit autour de la table pour savourer le succulent plat encore brûlant. La gent féminine procédera alors à la préparation du «osban», pour un bon couscous, puis du «merguez» à conserver et, enfin, du «qaddid» (viande boucanée), la tête et les pattes du mouton égorgé seront remises au «frenqi», le préposé à la chauffe du hammam, «el fernaq», pour les faire roussir. La peau du mouton sera, quant à elle, dégraissée, lavée et saupoudrée de sel afin de la préparer à la conservation afin de servir plus tard. La tradition veut que la peau reste chargée de sel tout un mois (jusqu'à Achoura, une autre fête sacrée). L'on peut offrir la peau mais il est formellement interdit de la vendre. Quand vient le soir, une étrange nostalgie s'abat sur le quartier qui sera livré à un lourd silence. Seules quelques traces rappelleront ces jours animés et la grande fête, des excréments de moutons, et des brindilles de paille et de foin. Aïd Moubarak !