Par Raouf SEDDIK Le puzzle de l'actualité moyen-orientale continue de se déployer devant nos yeux plus ou moins ahuris. Le dernier épisode, si toutefois rien de nouveau n'est venu entre-temps occuper le devant de la scène, c'est le déplacement qu'a effectué le président Macron à Riyad. Il était venu pour l'inauguration du musée du Louvre Abu Dhabi aux Emirats Arabes Unis, mercredi dernier 8 novembre, et avait pour l'occasion prononcé un discours. Devant le prince Mohamed Bin Zayed et de nombreux invités venus des quatre coins du monde arabe et musulman, il avait défendu le « beau » comme ce qui rassemble les hommes dans une même déférence, dans un même recueillement, par-delà les frontières des continents et des cultures. Il a opposé cette universalité du beau à l'obscurantisme qui tente de diviser les hommes... Mais, au même moment, la tension montait entre l'Arabie saoudite et l'Iran sur fond d'une démission très controversée, celle de Saâd Hariri. Les circonstances dans lesquelles l'annonce de cette démission a eu lieu ont rendu inévitables des interrogations sur le caractère réellement libre de l'initiative du Premier ministre libanais. Rappelons que Saâd Hariri a présenté sa démission depuis Riyad, en lisant un texte rédigé dans un arabe littéral très différent du parler libanais qui sert habituellement de langage d'échange au Liban entre les politiques et le peuple. De plus, une démission doit d'abord être soumise au président de la République avant d'être rendue publique. Enfin, et à l'heure qu'il est, il n'est toujours pas de retour à Beyrouth et les nouvelles le concernant sont quasi inexistantes. Dans un communiqué, le chef de la diplomatie américaine, Rex Tillerson, a lui-même fait une déclaration avant-hier qui laisse entendre que la souveraineté du Liban est mise en cause : « Les Etats-Unis exhortent toutes les parties, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du Liban, à respecter l'intégrité et l'indépendance des institutions nationales du Liban, y compris le gouvernement et les forces armées... ». On notera que, dans sa formulation, le communiqué ne vise pas moins l'Arabie Saoudite que l'Iran qui, à travers le Hezbollah, menace « l'intégrité et l'indépendance » de l'Etat libanais. Mais il est évident que, dans le contexte actuel, où le citoyen libanais s'interroge sur le sort de son Premier ministre, et avec lui le monde entier, pareille déclaration vise en particulier les autorités saoudiennes... Nous verrons dans les prochains jours quelles réponses seront apportées à ces interrogations. D'autant que le président libanais, Michel Aoun, s'est fait plus pressant sur cette question en se tournant vers les autorités de Riyad. L'affaire de cette démission a rallumé le conflit irano-saoudien parce qu'elle s'inscrit dans une campagne de dénonciation par l'Arabie Saoudite d'une politique iranienne décrite comme expansionniste : utilisant le relais d'organisations politico-militaires d'obédience chiite au Moyen-Orient pour élargir sa zone d'influence au détriment des pays de la région. Saâd Hariri, dans l'exposé des motifs qu'il a présentés à l'appui de sa démission en lisant son texte devant les caméras de la chaîne saoudienne Al-Arabiyya, parle de menaces de mort contre sa personne, mais aussi et surtout de l'insidieuse immixtion de l'Iran dans les affaires libanaises. Que cette plainte exprime le fond de sa pensée ou que l'intéressé n'ait fait que traduire par sa voix une lecture saoudienne de la politique libanaise, dans les deux cas, cela signifie que sa démission comporte une double signification, ou qu'on ait voulu lui donner une double signification : sa prestation est jugée insatisfaisante par les pays du Golfe (hors Qatar) pour faire face à la menace iranienne et, d'autre part, son départ pourra au moins servir à lever le voile sur le scandale de la mainmise iranienne sur les affaires intérieures du Liban... C'est contre cette accusation, cette violente charge, devrait-on dire, que Téhéran s'est dressée à son tour, accusant l'Arabie Saoudite de chercher à perpétuer des divisions et à imposer son propre agenda dans la région par des méthodes qui ne respectent pas la souveraineté des gouvernements étrangers... Voilà le conflit brusquement attisé que le président français s'est proposé d'aller apaiser en se rendant, presqu'inopinément, à Riyad, tout en affirmant qu'il ne souscrivait pas à tous les griefs qu'on faisait aux Iraniens. Or, lors de ce voyage éclair, Macron va faire des apparitions peu anodines. Il va notamment s'adresser au peuple saoudien à la faveur d'une interview réalisée par une chaîne de télévision locale en lui parlant de "conquête d'un islam de tolérance, d'intelligence et d'humanisme"... Le propos se fait ailleurs plus précis : "Sachez refaire exister l'islam aux côtés du judaïsme et du christianisme"... Un message fort, dont on se demande s'il a sa place dans un voyage décidé à la dernière minute... Un message fort, dont on se demande aussi s'il ne fait pas le lien avec les intenses tractations qui ont eu lieu à la fin du mois dernier à Riyad entre le prince héritier Mohamed Bin Salmane et les deux figures principales de la médiation américaine autour du processus de paix israélo-arabe : Jared Kushner, le neveu et haut conseiller de Donald Trump, et Jason Greenblatt, l'émissaire spécial pour les négociations internationales... Tout semble indiquer que, face à l'imminence d'un événement lié à la paix avec Israël, et au moment où la parenthèse de l'Etat islamique se referme, il s'agissait de préparer les esprits, et en particulier ceux de la jeunesse arabe : plus question de rester prisonnier d'idées qui divisent les hommes ! N'est-ce pas ce que disait lui-même Mohamed Bin Salmane il y a quelques jours à propos de la jeunesse saoudienne, qui constitue, rappelait-il, 70% de la population du pays ? Voilà : il n'est pas sans soutien ! Malgré les purges et l'hostilité d'une caste de théologiens qu'il ne ménage pas...