Quand bien même « le constat financier global des caisses sociales serait sans appel » et l'ampleur de la crise évidente en raison de « l'intensité des pressions et la gravité des déséquilibres », il est urgent de procéder à une « réforme structurelle des régimes », sans laquelle « le déficit sera porté systématiquement à des niveaux dramatiques, soit 35.800 MD en 2050 » Une déclaration du secrétaire général adjoint de l'Ugtt, Abdelkrim Jrad, sur l'incapacité de la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (Cnrps) à verser les pensions de retraite pour le mois de novembre a semé le désarroi dans les rangs des retraités. « La Cnrps vit une situation difficile et n'a plus de revenus suffisants pour payer les pensions du mois de novembre en raison des sommes énormes à verser contre une baisse des taux de cotisations mensuelles constituant la seule source de recettes de la caisse ». Cette déclaration qui fait froid au dos a amené le gouvernement à réagir par la voix du ministre chargé des grandes réformes, Tawfik Rajhi pour assurer que les pensions seront versées à temps. Il a reconnu que le déficit va augmentant et qu'il est « cette année de 500 MD, et il passera l'année prochaine à 1.000 MD ». Alors qu'il était respectivement de 13 MD en 2005 et 119 en 2011. En l'espace de dix ans, le déficit de la Cnss a quintuplé, passant de 68 millions de dinars en 2006 à 470 en 2016. La crise récurrente des caisses sociales se pose ces derniers temps avec beaucoup d'acuité eu égard au déficit sans cesse croissant et à l'incapacité des gouvernements successifs à réformer les régimes de retraite. Cette question lancinante s'est, déjà, posée à partir de 1990, mais seuls quelques remèdes thérapeutiques y ont été apportés, comme « le recours aux avances de l'Etat, devenu systématique depuis 2010, étant l'unique solution qui permet à la Cnrps d'honorer ses engagements mensuels envers les retraités ». Sans grands effets puisque cela n'a fait qu'accentuer la crise. Selon le Centre de recherches et d'études sociales relevant du ministère des Affaires sociales « les déséquilibres ont atteint un niveau sans précédent pour la Cnrps qui se trouve exposée à des pressions de plus en plus lancinantes pour cause du creusement du déficit ». Ces déficits ont impacté la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) dont « les dettes sont estimées à plus de 1.700 millions de dinars », a révélé le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, devant l'Assemblée des représentants du peuple (ARP). Régime général et régimes spéciaux En Tunisie, le système de protection sociale a été instauré à partir des années soixante. Il est basé sur « le principe de la solidarité entre les générations ». Il est géré par deux caisses sociales, la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (Cnrps) pour le public et la Caisse nationale de sécurité sociale (Cnss) pour le privé et qui couvre plusieurs catégories, agricole et non-agricole. La première compte près de 800.000 affiliés et la deuxième plus de deux millions. Le système de retraite du public jouit d'un taux de couverture de 100%. La pension maximale y est fixée à 90% du salaire de référence au cours des trois dernières années sous condition de 40 ans de cotisation. « La pension minimale servie ne peut être inférieure à 2/3 du Smig ». Alors que pour le privé, la pension maximale est fixée à 80% par rapport à la moyenne des salaires au cours des dix dernières années précédant le départ à la retraire, sous condition de 30 ans de service. Les taux de cotisation diffèrent selon le système. Pour le public, il est de 20.7% dont 8.2% à la charge de l'affilié et 12.5% à la charge de l'employeur pour le régime général et de 33.7% pour les régimes spéciaux dont 13.2% pour l'affilié et 20.5% pour l'Etat. Les régimes spéciaux concernent les membres du gouvernement, les députés, les gouverneurs. Pour la première catégorie, le régime a été institué pour la première fois en 1983 par la loi n°83-31 du 17 mars 1983. « Un membre du gouvernement ayant accompli ses fonctions pendant une périodes de deux ans a droit à une retraite dont le montant est égal à 35% de la rémunération servie », avec un bonus de « 5% pour une période supérieure à six mois ». En clair, il suffit de passer six ans comme membre du gouvernement (ministre ou secrétaire d'Etat) pour bénéficier d'une retraite complète (90%) soit l'équivalent de 40 années de labeur pour un fonctionnaire. Quant aux députés, selon la loi 85-16 du 8 mars 1985 « le droit à la retraite est acquis après une législature complète », soit cinq ans. Avec 30% pour chaque législature. Ils peuvent totaliser les 90% pendant seulement trois législatures, c'est-à-dire 15 années au palais du Bardo. Les gouverneurs sont moins favorisés. « Le droit à la pension de retraite est acquis au moins après deux années successives », avec « 6% pour chaque année d'exercice et 1.5% tous les trois mois supplémentaires », (Loi 88-16 du 17 mars 1988). Ces régimes spéciaux impactent beaucoup les équilibres financiers de la Cnrps qui est de loin plus endettée que la Cnss. Un autre élément a sans doute grevé le budget des caisses sociales, notamment la Cnrps, est le règlement des contributions des bénéficiaires de l'amnistie générale. Beaucoup d'entre eux étaient déjà arrivés à l'âge de la retraite, au moment de la promulgation du décret-loi n° 1 de février 2011 et il fallait régulariser leur situation vis-à-vis des caisses pour qu'ils puissent bénéficier de leur pension. Selon le rapport de la Cour des comptes, rendu public au mois de mai 2016, 114 millions de dinars ont été transférés en 2013 et 2014 du budget de l'Etat au profit des caisses sociales couvrant la période de renvoi pour les amnistiés. A leur tour, les entreprises publiques sont redevables à la Cnrps. Il est évident que cette crise des caisses sociales impacte la situation de la Cnam qui s'enfonce à son tour dans une crise sans fond. La Cnss et la Cnrps sont tenues de lui verser mensuellement un montant de 70 millions de dinars. Or, tout retard dans le versement de ces fonds réduit considérablement ses activités, pénalise ses affiliés et l'empêche d'honorer ses engagements vis-à-vis de ses clients, à savoir les hôpitaux publics, les médecins, les pharmacies et les cliniques privées. Et c'est tout le secteur de la santé qui s'en ressent et c'est le citoyen qui paie les frais de cette grave crise. Réviser l'âge du départ à la retraite La crise des caisses sociales pose, également, la question de l'âge du départ à la retraite. Il est fixé à 60 ans, mais il est abaissé à 55 ans pour « les agents et cadres actifs » comme les sécuritaires et les militaires, ainsi que pour « les ouvriers accomplissant des tâches pénibles, insalubres et astreignantes ». Un accord a été trouvé en 2010 entre le gouvernement et l'Ugtt et allait être officialisé en 2011. Selon Naceur Gharbi, le dernier ministre des Affaires sociales d'avant le 14 janvier 2011, il s'agit d'un départ « facultatif à 62 ans pendant une période transitoire. Cette option devait être évaluée en 2014 avant son adoption définitive ». C'est dire que du temps a été perdu depuis avant de revenir sur cette question. Or, tout plaide pour une révision de cet âge, avec l'allongement de l'espérance de vie qui est passée de 51 ans en 1970 à 75 ans actuellement, le vieillissement de la population où le nombre des plus de 60 ans a pratiquement doublé durant la même période. La population de retraités a, à son tour, augmenté. Ils sont près de 700.000 pour la Cnss et plus de 200.000 pour la Cnrps. D'où une croissance exponentielle des pensions de retraite. D'après une étude préparée par le Centre de recherches et d'études sociales, « la maturité des régimes, les problèmes de sous-recouvrement des créances, de sous-déclaration des salaires par les employeurs et de sous-recouvrement, ont alimenté par effets combinés, le déséquilibre de la Cnss entraînant par ricochet l'apparition d'un déficit structurel, dont l'ampleur a tendance à s'aggraver lourdement ». Accord ou pas accord ? Un accord aurait été trouvé entre le gouvernement et la centrale syndicale, mais aussitôt annoncé du côté gouvernemental, aussitôt démenti par le secrétaire général Noureddine Tabboubi. Certes, l'Ugtt n'est pas contre le principe de l'augmentation de l'âge de départ à la retraite mais sous conditions, dont la généralisation de la couverture sociale. Le gouvernement propose de « porter l'âge de la retraite à 62 dans le secteur public à partir de 2020 avec la possibilité de départ à la retraite à l'âge de 65 pour ceux qui le désirent ». Pour réduire le déficit des caisses sociales, il propose une augmentation de 3% de la contribution, 2% à la charge de l'employeur et 1% à la charge de l'employé. Un impôt de 1% au titre de la « contribution sociale solidaire » est prévu dans le projet de loi de finances de 2018. Il générera 300 millions de dinars qui seront consacrés à la consolidation de la protection sociale. Or, « cette mesure aurait pu se limiter aux personnes physiques, les entreprises étant amenées à payer les 2/3 de l'augmentation des cotisations qui serait décidée dans le cadre de la réforme elle-même », selon le Centre Hédi Nouira animé par l'ancien gouverneur de la BCT, Tawfik Baccar. Cette contribution sociale généralisée (CSG) à hauteur de 1% sur le revenu imposable, aura selon des experts, un « grand impact » sur le revenu individuel. L'ancien ministre Naceur Gharbi propose plutôt « une TVA sociale, une sorte « d'impôt sur la consommation ». Pour lui, cette CSG ne sera en définitive payée que par « ceux qui paient régulièrement leurs impôts », alors que l'économie informelle a dépassé, aujourd'hui, les 50%. Par contre « la TVA sociale consiste de manière générale à réduire les coûts de production, et à les remplacer par des taxes à la consommation. Ce transfert de charges au sein du financement de la sécurité sociale, qui se limiterait dans un premier stade et de façon partielle aux régimes de retraite, permettrait de sauvegarder un système de retraite par répartition soumis à des pressions démographiques et financières et d'éviter le recours à des solutions individualistes (capitalisation) qui ignore le principe de redistribution solidaire ». Tous les produits de consommation, locaux ou importés seraient concernés, ce qui serait plus juste et plus équitable et épargnerait plus de charges aux employeurs. Dans sa présentation du projet de budget de l'Etat 2018 devant l'Assemblée des représentants du peuple, mardi 21 novembre, le chef du gouvernement Youssef Chahed a évoqué cette mesure qui, selon lui, « pourrait améliorer en permanence l'équilibre financier des caisses » et qui « a pour objectif essentiellement l'accélération des procédures de sauvetage du système des caisses sociales ». Comme il a salué « le rôle de l'Union générale tunisienne du travail (Ugtt) et de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica) ainsi que leur contribution pour atteindre une conciliation sur la réforme des caisses sociales après un blocage de près de 20 ans ». Toutefois, et quand bien même « le constat financier global des caisses sociales serait sans appel » et l'ampleur de la crise évidente en raison de « l'intensité des pressions et la gravité des déséquilibres », il est urgent de procéder à une « réforme structurelle des régimes », sans laquelle « le déficit sera porté systématiquement à des niveaux dramatiques, soit 35.800 MD en 2050 ».