Les pêcheurs s'inquiètent pour les ressources halieutiques de l'île qui représentent leur principal gagne-pain Lorsqu'on longe les rivages de l'archipel de Kerkennah, on est horrifié par un spectacle désolant, triste et affligeant : la mer affiche une couleur noirâtre. Sur le rivage de Sidi Youssef, Sidi Fraj et Aouled Ezzedine, on aperçoit des poissons échoués sur le sable, rejetés par les vagues et agonisants au bord de la mer. C'est là un signe manifeste de pollution à un stade avancé. En effet, Kerkennah souffre d'un grand problème environnemental. Du coup, c'est le secteur de la pêche, ressource importante pour les habitants de l'île, qui a été frappé de plein fouet. Jeudi dernier à 10h00, le ciel dégagé et la mer calme brillait d'un bleu éclatant. De petites embarcations entraient au port de Kraten. Une vingtaine de pêcheurs, visage fatigué, le pas lourd, sont de retour après une longue nuit de pêche. Le résultat de la sortie en mer n'a pas été fructueux. Les filets sont presque vides. Pourtant, la mer est le premier gagne-pain des insulaires et la pêche est la principale activité économique. Il n'empêche que, depuis quelques mois, cette activité subit les graves conséquences de la pollution qui a touché la mer, la faune et la flore. Les pêcheurs mécontents et désespérés essayent de maintenir l'activité malgré ces mauvaises conditions. Cependant, la petite île de Kerkennah est devenue le théâtre d'une contestation inédite à cause de l'apparition des flaques de pétrole qui flottent à la surface de la mer. C'est un triste spectacle : des milliers de poissons ont péri et des poulpes flottent sur l'eau dégageant une odeur nauséabonde. Marée noire Ce spectacle ahurissant est probablement dû à un phénomène de marée ressemblant à une «poche noire». Des flaques de pétrole sur les côtes de l'archipel sont la cause de la dégradation de la faune et de la flore, provoquant la mort et l'échouage de centaines de poissons et d'éponges sur les rivages. La pollution marine a affecté les produits de la pêche et le nombre des pêcheurs a diminué. Un habitant de l'île déclare d'un ton amer : «Ces marées noires mettent en danger la biodiversité marine et causent la mort de nombreuses espèces marines». Et d'ajouter : «Le phénomène d'échouage de poissons et la nouvelle coloration rougeâtre de l'eau de mer ont été observés dans des zones assez proches des rivages de l'archipel ». Poissons morts et filets vides Rencontré à bord de son chalutier, Am Ridha, la soixantaine, déclare : « La pêche est bien maigre ces jours-ci à cause de cette pollution qui souille les filets de pétrole et polluent la mer. Les ressources halieutiques, qui représentent notre principal gagne-pain, sont totalement menacées. Nous sommes isolés du reste de la Tunisie et la pêche reste notre unique ressource. Si je trouve de quoi manger aujourd'hui, le lendemain, je sais bien que je rentrerai bredouille. Le poisson vient à manquer et les raisons sont claires. Certaines pratiques endommagent la mer », poursuit notre interlocuteur, le cœur serré. Des propos graves pour une île où la pêche représente 80% de l'activité. Farhat, un autre pêcheur, raconte avec la voix pleine de nostalgie que les moments d'euphorie, lorsque les filets remontaient pleins de poissons, sont biens finis. Aujourd'hui, ces moments se sont transformés en moments de détresse, quand par une mer qui se déchaîne, la vie des marins vire au cauchemar et quand les filets remontent vides ou pleins de poissons morts. Ce phénomène inquiète aussi bien les professionnels que les autorités locales. Pointées du doigt, des sociétés de pétrole sont accusées d'être responsables de la pollution de l'archipel. « Plus personne n'achète les éponges » «En l'absence de vraies initiatives pour améliorer les conditions de vie sur l'archipel, la situation économique et environnementale, fragilisée, ne cesse de se détériorer. Les habitants souffrent de l'augmentation des prix des denrées alimentaires. Il n'y a que les camions de gaz et de pétrole qui sillonnent l'archipel», regrette le jeune Omar sur un ton teinté d'une grande tristesse. Il affirme que la zone de Sidi Fraj s'est transformée en une terre noircie par de minces filets de pétrole. Mounir Kcharem, commerçant et président du syndicat des pêcheurs de Kraten renchérit : «Il faut faire en sorte que chacun prenne ses responsabilités, depuis les institutionnels jusqu'aux pêcheurs. Chacun doit faire un effort dans le but de protéger notre environnement», dit-il. Pour ces marins, l'avenir semble très incertain. Et les problèmes environnementaux ont leurs conséquences sociales aussi. «Nous n'avons plus de quoi vivre, ni de quoi payer nos factures, et nombreux sont ceux qui se sont retrouvés au chômage», ajoute-t-il. «Nous n'arrivons plus à commercialiser les produits de la mer. Cela dure depuis la révolution et la situation n'est pas en train de s'améliorer. Les éponges, par exemple, ont toujours été un produit exclusivement destiné à l'exportation mais plus personne ne nous les achète», explique le pêcheur. Relation de causalité? Alertée, l'Agence nationale de la protection de l'environnement (Anpe) a émis un communiqué pour clarifier la situation. Dans ce communiqué rendu public, l'agence n'a pas établi une relation de cause à effet entre la pollution et les hydrocarbures, l'échouement de poissons sur les rivages de l'archipel et la mortalité des éponges observée dans l'archipel de Kerkennah. Pourtant, dans le même communiqué, l'Agence nationale de protection de l'environnement (Anpe) admet avoir identifié la source des fuites d'hydrocarbures dont l'alerte avait été donnée le 17 novembre 2017. Sans désigner nommément la compagnie pétrolière responsable de cette fuite, l'agence a indiqué avoir pris toutes les mesures nécessaires à l'encontre de la compagnie incriminée, sommée de procéder à la dépollution des sites touchés. Il a fallu une quarantaine de jours pour publier les résultats des analyses effectuées et émettre des conclusions. A ce propos, Khaled Ben Hmida, responsable de l'Apal, déclare que le plastique joue un rôle primordial dans la pollution. L'impact est avant tout visuel : déchets qui jonchent le rivage, amas d'objets flottant sur l'eau de mer. Mais certains effets moins directement évidents sont aussi plus sévères. Le taux de contaminants chimiques reste plus dangereux pour les organismes marins filtreurs qui les ingurgitent. Greenpeace à l'œuvre De ce fait, Greenpeace Méditerranée-Monde Arabe se tient aux côtés de l'Union locale pour l'agriculture et la pêche (Ulap), l'Association Al-Qartan pour le développement durable, la culture et le divertissement ainsi que les autres membres de la société civile de Kerkennah qui se sont opposés aux activités de forages réalisées par les compagnies de pétrole et de gaz, en lançant une pétition adressée aux parties responsables, afin de faire passer le message aux autorités concernées. Dans ce message, l'ONG exhorte les pouvoirs public à « identifier l'ampleur de la pollution et des dommages causés par les fuites récurrentes de pétrole et intervenir en urgence pour nettoyer les sites pollués. Il s'agit également de traiter les organismes marins affectés par la pollution comme les éponges. Et d'ajouter qu'il serait important également d'identifier «qui sont les parties responsables de ces fuites de pétrole afin d'indemniser les communautés affectées sur la base d'une juste évaluation des dégâts». Par ailleurs, un autre point a été soulevé dans ce message, à savoir l'importance de mettre en place une surveillance périodique des activités d'exploration des compagnies pétrolières et garantir leur conformité avec les normes internationales en matière de sécurité environnementale. Pour l'ONG, plus que jamais il faut « garantir l'allocation d'une part des profits des compagnies de pétrole et de gaz au développement économique de Kerkennah. Et enfin préparer une feuille de route visant à la fin progressive de toute activité d'exploration et exploitation d'hydrocarbures à Kerkennah ». Ce sont autant de revendications légitimes à satisfaire pour le proche avenir, et ce, d'autant plus que les compagnies de pétrole et de gaz font d'énormes profits au détriment du développement de l'île et de son environnement. Se conformer à la norme ISO 14001 Interrogé à ce propos, un expert dans ce domaine, qui a demandé à garder l'anonymat, explique que «la compagnie pétrolière opérant dans l'île est certifiée ISO 14001 qui est une norme de certification environnementale internationale ». Cette norme ISO 14001 sert de référence permettant d'intégrer les préoccupations environnementales dans les activités de la compagne afin de maîtriser les impacts sur l'environnement et concilier les impératifs de fonctionnement de la compagnie et le respect de l'environnement. Rencontré sur l'île, un ingénieur de Kerkennah, la soixantaine, décrit cette situation de malaise vécu. Des camions transportant du condensat traversent régulièrement les villages de l'île comme Aouled Yaneg et Mellita. Notre interlocuteur ajoute : « Nous avons constaté du gaz jaunâtre qui s'est propagé dans l'atmosphère. Une odeur bizarre et suffocante s'est répandue petit à petit dans l'archipel. Nous demandons que les autorités et le ministère de l'Environnement prennent des mesures drastiques afin de limiter les émissions qui ne doivent pas dépasser le seuil toléré ». Selon lui, le système d'inspection et de contrôle doit être renforcé afin de limiter le risque de fuite au niveau du pipeline qui relie Kerkennah à Sfax. Un accident peut survenir au niveau des équipements de la plateforme pétrolière et causer soit un incendie ou d'importantes fuites de pétrole qui peuvent affecter considérablement l'écosystème marin et terrestre. Dans le cas d'un incendie, seules les fractions de pétrole les plus légères sont éliminées et s'évaporent dans l'atmosphère tandis que le reste du pétrole se concentre et devient plus lourd et plus difficile à éliminer. C'est pourquoi, des mesures urgentes s'imposent. «Le bureau d'inspection interne manque de personnel, selon un ingénieur travaillant dans la compagnie pétrolière se trouvant sur l'île. L'archipel de Kerkennah est réputé pour ses palmiers géants et sa plage au sable dorée qui font partie intégrante de l'identité de l'île et lui confèrent son originalité. Il faut préserver l'écosystème de cette île afin qu'elle reste un lieu d'escapade et de villégiature pour de nombreux Tunisiens et étrangers ».