Par Raouf Seddik Rendez-vous attendu et suivi : la rencontre qui a eu lieu hier entre le président Erdogan, dont le pays préside l'Organisation de la conférence islamique, et le chef de l'Eglise catholique... Avec, en toile de fond, l'affaire d'Al-Qods ! Mais le contexte de l'engagement militaire de la Turquie en Syrie aura conféré une tonalité inattendue à l'événement... Hier, un pan entier de la capitale italienne a été fermé à la circulation. Motif : la présence dans les murs de la ville du président turc Recep Tayyip Erdogan... Au menu, une rencontre avec le président italien Sergio Mattarella et une autre avec le chef du gouvernement Paolo Gentiloni, où il serait question de gestion des flux migratoires, de coopération dans le domaine militaire ainsi que d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Mais, auparavant, le président Erdogan était attendu par le pape... Une rencontre prévue de longue date et, rappelle-t-on, la première depuis 59 ans entre un président turc et un souverain pontife. Le sujet principal de la rencontre se rapporte à Jérusalem, où le président Trump a décidé début décembre dernier d'installer l'ambassade américaine au mépris de tout arrangement préalable entre Palestiniens et Israéliens relatif au statut de la ville... On se souvient que, dans la foulée de cette annonce, la Turquie, qui préside actuellement l'Organisation de la conférence islamique (OCI), avait convoqué à Istanbul un sommet extraordinaire. Lequel a eu lieu effectivement le 13 décembre. Un «Rameau d'olivier» pour les Kurdes syriens Cette partie de sa visite à Rome s'inscrit essentiellement dans le prolongement de cet événement. Le président turc l'effectue en sa qualité de président de l'OCI et il s'agit de discuter des positions communes à adopter. D'autant que le pape François a manifesté de son côté le même refus de la décision américaine. Mais il est difficile de croire que certains autres sujets n'ont pas été abordés... Dans Rome, la communauté kurde a organisé un sit-in de protestation en guise d'accueil du président turc. Sur l'une des banderolles exhibées, le passant pouvait lire : «A Afrine, un nouveau crime contre l'humanité est en cours»... Il y a trois jours à peine, une information avait défrayé la chronique en parlant d'une combattante kurde dont le corps avait été découvert mutilé par des milices syriennes alliées des forces turques... Au-delà de cette image qui a choqué les esprits, le monde ne comprend pas qu'un pays comme la Turquie, membre de l'Otan, engage toute la puissance de son armée contre des populations qui ont subi un moment l'attaque de l'EI et dont on a suivi au fil des mois comment elles ont su se dresser contre la menace en devenant, avec l'appui de la coalition menée par Wahington, l'une des forces emblématiques de la lutte anti-jihadiste. Depuis le 20 janvier dernier, Ankara a engagé son opération «Rameau d'olivier» — curieuse appellation — contre les milices kurdes des YPG dans la zone d'Afrine. Erdogan a promis que ses forces armées pousseraient leur offensive plus au nord, en direction d'une autre ville, Manbij, malgré la présence dans ses murs d'éléments armés américains, pour débarrasser toute cette région frontalière de ses éléments «terroristes»... Une rhétorique dont on peut craindre le pire et qui suscite beaucoup d'interrogations au sujet de la manière dont la Turquie actuelle gère le problème de ses propres minorités. Puisqu'elle ne se contente pas de les réprimer sur son territoire : elle leur défend toute velléité d'autonomie même en dehors de ses frontières. Quelle image de l'Islam ? En juin de l'année 2016, lors d'un voyage en Arménie, le pape avait parlé de «génocide» à propos des événements qui ont marqué la région au début du siècle dernier, alors que l'empire ottoman était dirigé par les «Jeunes Turcs». La déclaration avait provoqué la colère d'Ankara. Une énième réaction irritée dès qu'il s'agit d'évoquer ce thème. Une énième manifestation de déni qui s'abrite derrière l'affirmation selon laquelle ce type de rappel historique ne serait pas dénué d'arrière-pensées... Mais on voit bien à quel genre de politique cela conduit quand, prolongeant la logique du déni, les revendications d'autonomie sont traitées comme des manifestations de «terrorisme». Le terme a pris dans la rhétorique politique du régime turc un sens très large, dont ont d'ailleurs hérité ses adversaires. Les Kurdes de Syrie, s'adressant à Poutine, dont l'armée s'est étrangement retirée de la zone des opérations, viennent de lui adresser le message suivant : «Nous demandons à la Russie en particulier de cesser son soutien à l'Etat turc terroriste»... La question de la gestion des minorités n'est pas une question marginale pour un Etat qui se dit moderne. Elle intéresse le monde entier parce que les dérives de cette gestion ont donné lieu à des conflits armés qui ont régulièrement débordé le cadre de la région. D'autre part, cette même région a eu son lot de feu et de sang et il est temps d'apporter aux revendications des peuples à l'autonomie des réponses autres que policières ou militaires... Enfin, on ne doit pas ignorer que la Turquie a l'ambition de représenter le monde musulman au sein d'un conseil de sécurité reconfiguré. Des discussions ont lieu à ce sujet, plus ou moins discrètes, avec les différents pays de culture ou de confession musulmane... Et, bien sûr, une question se pose : quelle image de l'islam va véhiculer le pays qui prétend représenter demain la «communauté des pays musulmans» face au reste des nations ? Celui d'un pays qui échoue à parler avec ses minorités ou qui ne parvient à parler avec elles que le langage de la guerre ? Celui d'un pays qui, à force de mener contre les journalistes et les opposants une politique de l'emprisonnement, est tombé dans les profondeurs du classement mondial de la liberté de la presse, si l'on en croit un rapport récent de l'ONG Reporters sans frontières... ? Celui, enfin, d'un pays avec qui les relations deviennent tellement compliquées que des capitales européennes en viennent à envisager le retrait de leur ambassade : c'est ce que viennent de faire les Pays-Bas : la nouvelle est tombée hier ! Au moment de quitter le Vatican, le président Erdogan a reçu des mains du pape, en guise de cadeau, un médaillon représentant un ange étranglant le démon de la guerre... Le message, hélas, se passe d'explication !