Janvier semble être le mois de la déception et de la colère sociale Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes) a organisé, hier à son siège à Tunis, une conférence de presse pour présenter le rapport des mouvements de protestations et de revendications sociales propres au mois de janvier 2018. La rencontre a été l'occasion pour le président du Ftdes mais aussi pour le président de l'Observatoire social tunisien (OST) de revenir sur les causes directes et indirectes d'une reprise revendicative prévisible pour le mois inaugurant la nouvelle année administrative. Une analyse comparative des mouvements de protestations recensés durant ce mois, pour les deux années précédentes, fait d'ailleurs ressortir des indices similaires, mettant en relief deux données phares : la persistance des problèmes sociaux économiques voire leur évolution positive et l'absence de réponses concrètes et salutaires de la part du gouvernement. Ouvrant la conférence, M. Massaoud Romdhani, président du Ftdes, a annoncé la publication imminente du Rapport annuel sur les mouvements de protestations et de revendications sociales pour l'année 2017. Il a tenu à souligner l'appui inconditionné du Ftdes aux journalistes, suite notamment au sit-in général baptisé « le jour de la colère ». « Nous sommes solidaires avec les journalistes dans leur lutte pour la préservation de la liberté d'expression et contre l'oppression de la voix du peuple et des militants », a-t-il souligné. S'agissant du rapport relatif au mois de janvier, il a rappelé que la recrudescence des mouvements de protestations était bien prévisible, surtout après l'adoption de la loi de finances et l'augmentation ahurissante des prix des denrées alimentaires. La campagne de manifestations nocturnes, menée quelques jours après la célébration du Nouvel an, a été, encore une fois, perçue comme étant une vague de violence à maîtriser d'urgence par les forces de l'ordre pour rétablir la sécurité. « Nous ne nions aucunement que cette campagne a été l'occasion pour les casseurs d'en tirer profit et commettre des actions de violence et de vandalisme. Cependant, mettre tous les protestataires dans le même sac et délester les mouvements de protestations de leur légitimité constitue un leurre. Le gouvernement, poursuit-il, a encore une fois prouvé son incapacité à comprendre le problème et à y apporter des solutions ». Il a rappelé que les répercussions de l'augmentation du taux de l'abandon scolaire commencent à transparaître. Les jeunes déscolarisés sont, à son sens, une bombe à retardement. Exclus de la vie socioéconomique, dépourvus de toute perspective d'intégration sociale et économique, ces jeunes finissent par réagir violemment contre la société qui les marginalise. « Au lieu d'analyser la situation et de se pencher sur des solutions salutaires, le gouvernement a répondu par la force. Aussi, avons-nous observé des arrestations par centaines, des poursuites en justice ; des réactions qui n'ont jamais donné leurs fruits », a-t-il ajouté. Violence ou démission ? M. Romdhani a évoqué un autre signe de désespoir de toute une génération : la migration, clandestine soit-elle ou légale, en dit long sur la démission des jeunes, illettrés soient-ils ou diplômés de l'enseignement supérieur. La semaine dernière, une cinquantaine d'ados ont décidé de prendre le large en quête d'un avenir meilleur. D'un autre côté, 45% des médecins fraîchement diplômés et inscrits à l'Ordre des médecins ont quitté le pays pour travailler et vivre en Europe, au Canada ou encore dans les pays du Golfe. « Sept ans après les évènements du 14 janvier 2011, le peuple, la société civile mais aussi la société internationale s'interrogent en vain sur les réalisations de la classe politique tunisienne et sur le rendement du gouvernement. Hélas, toute critique semble être considérée comme un dénigrement fortuit. Or, continue-t-il, il n'est plus tolérable de retourner à la case départ et de renouer avec les pratiques de l'ancien régime ». De la précarité naît la grogne Prenant la parole à son tour, M. Abdessattar Sahbani, président de l'OST, a indiqué que tous les mois de janvier se ressemblent à quelques différences près. Janvier semble être à chaque fois le mois de la déception et de la colère sociale. A défaut de solutions gouvernementales applicables, les Tunisiens témoignent de leur mécontentement. « Curieusement, tous les mouvements de protestations menés en janvier se terminent de la même façon ! Les casseurs réapparaissent à chaque fois pour légitimer la réaction disproportionnée du gouvernement et mettre ainsi fin aux manifestations. Et l'on se demande qui est derrière les casseurs ? », s'interroge-t-il perplexe. Il tient à rendre à l'évidence le rapport causal entre les actions de protestation et la précarité. En effet, ce sont toujours les régions les plus défavorisées qui connaissent le plus grand nombre de mouvements de protestations, notamment Kasserine, Sidi Bouzid, Kairouan et Gafsa. Rappelant que le taux de pauvreté, tel qu'il a été calculé par l'INS lors du dernier recensement de la population, s'élève tout de même à 15,2%. « Il aurait certainement été supérieur à ce taux s'il avait été calculé selon la technique d'Oxford », a-t-il souligné. Le sociologue et président de l'OST prévient de l'intensité des mouvements de protestation générale, lesquels avaient renversé l'ancien régime, appelant ainsi le gouvernement à prendre en considération les données fournies dans les rapports des mouvements de protestation. Adoptant une approche analytique comparative, M. Sahbani a souligné l'évolution des mouvements de protestations durant les mois de janvier. Les mouvements de protestation individuels, quant à eux, préservent la même moyenne. L'on avait compté 56 cas de suicides et de tentatives de suicide en janvier 2016, quelque 79 cas en 2017 et 72 cas en janvier 2018. Il a attiré, par ailleurs, l'attention sur l'évolution alarmante des menaces de suicide collectif, lesquelles se convertissent, à défaut de réponses favorables, en des tentatives de suicide collectif. L'orateur a saisi l'occasion pour tirer la sonnette d'alarme quant à la recrudescence atterrante de la violence tant dans le milieu familial, dans les espaces éducatifs et autres, sportifs que dans l'espace virtuel. « La violence constitue un indicateur de tension. Les premières victimes en sont les femmes et les enfants. Nous assistons, de plus en plus, à la violence infligée aux personnes à besoins spécifiques, mais aussi aux violences sexuelles sur les enfants ; des phénomènes auxquels il est urgent de faire face via une stratégie nationale spécifique », a-t-il conclu. Indicateurs-clés : 1.490 actions de protestation dont 72 suicides et tentatives de suicide L'évolution croissante des mouvements de protestation et de revendications sociales au premier mois de l'année était plus que probable. Les mouvements ont porté essentiellement sur le secteur administratif, lequel est considéré comme étant le symbole de l'Etat. En janvier 2018, le Ftdes a recensé jusqu'à 1.490 mouvements de protestation dont 1.402 collectifs et 88 individuels. Les gouvernorats de Sidi Bouzid et Gafsa ont été marqués par des mouvements de protestation importants, à cheval entre 151 et 180 mouvements. Ils étaient suivis de Kairouan avec une moyenne oscillant entre 121 et 150 mouvements ; Kasserine et Gabès, avec une moyenne à cheval entre 91 et 120 mouvements puis Sousse et Sfax avec une moyenne allant de 61 à 90 mouvements. S'agissant de la catégorisation des mouvements de protestation collectifs, l'OST en compte 585 protestations instantanées (contre 391 en janvier 2017 et 309 en janvier 2016). Les protestations spontanées étaient au nombre de 497 en janvier 2018 (contre 322 en janvier 2017 et 395 en janvier 2016). Quant aux protestations violentes, l'on compte 320 en janvier 2018 (contre 177 en janvier 2017 et 755 en janvier 2016). Le secteur administratif était l'objet de 24% des protestations collectives en janvier 2018. Les mouvements de protestation individuels étaient de 88 mouvements dont 72 cas de suicide et de tentatives de suicide ; soit 82%. Notons que 47 d'entre eux appartiennent à la gent masculine et sont âgés entre 26 et 35 ans. D.B.S.