Jamais la Méditerranée, jadis douce et pacifique, n'a été aussi périlleuse et meurtrière. Le drame, survenu au large de Kerkennah, ayant jusque-là coûté la vie à une centaine de victimes pourrait être, un jour, perçu comme un crime contre l'humanité, à bien des égards. Et le bilan macabre d'une émigration clandestine en plein essor vers l'Italie devrait, malheureusement, s'alourdir. Au-delà, tous les chemins mènent à l'Europe, ce prétendu eldorado dont rêvent nos jeunes. Pourtant, ils le savent très bien qu'une telle traversée à haut risque n'est toujours pas le sésame de tous les maux sociaux dont ils souffrent en tout lieu et en tout temps. Et s'ils venaient à débarquer, non sans difficulté, sur les côtes nord de la Méditerranée, ce ne serait guère un exploit, et encore moins un vrai gage de sécurité ou d'un emploi décent, loin s'en faut. A moins qu'ils soient surexploités dans d'autres circuits mafieux ou brutalement internés dans des camps de concentration privatifs des droits humains les plus élémentaires. Là-bas, on ne sait plus à quel saint se vouer. Des jours et des mois ainsi passés sans que les familles en détresse ne connaissant rien du sort de leurs enfants. Parfois, des nouvelles-rumeurs leur tombent comme un couperet, poussant à des tensions sociales exacerbées. L'on ne doit guère oublier la tragédie qui s'était produite, au lendemain de la révolution, dont les plaies sont encore ouvertes : au moins 500 de nos jeunes sont, depuis, portés disparus sur les côtes funestes de Lampedusa. Ni la partie italienne ni celle tunisienne n'a pris son courage à deux mains pour panser les douleurs et clôturer ce dossier qui frise le scandale diplomatique. Aucune intervention ni tentative de solution n'ont pu aboutir au dénouement. Sept ans ou presque déjà et l'affaire n'a pas progressé d'un cran. De même pour le cas du naufrage, le 8 octobre dernier, d'un chalutier transportant des migrants suite à une collision maritime avec un navire militaire, également au large de Kerkennah. Cette odyssée truffée de tous les fantasmes avait vite tourné à la tragédie, où huit corps de jeunes Tunisiens furent repêchés, donnant lieu à une vague de protestations dans plusieurs régions dont Kébili particulièrement. L'on a assisté à des cris d'orfraie, sur fond de reproches et de critiques contre une politique du laisser-mourir. Indécis, le gouvernement a toujours réagi, dans l'improvisation. La crise est-elle sociale ? Retour au dernier drame, retour à la case départ. Soit, les mêmes causes produisent les mêmes conséquences. Sur le plan national, on n'arrive pas à saisir la leçon, ni mettre un terme à la désinvolture des trafiquants. De surcroît, on n'a pas aussi compris que la crise n'est pas réellement celle de l'émigration clandestine, mais plutôt de la manière de sa gestion. Faut-il s'attaquer aux facteurs stimulateurs ? Revoir la situation, ne serait-ce que traiter le problème à la racine. D'autant plus qu'il demeure plus évident que la solution n'est pas uniquement sécuritaire, elle est d'ordre économique et social. A toute question phénoménale, une réponse globale. L'approche de la lutte anti-flux migratoire doit s'en tenir à la réalité du terrain. Dans le cas tunisien, on touche à tout : chômage endémique (15,4%), taux de pauvreté à son plus haut niveau (+15 %), déscolarisation annuelle par centaines de milliers, inflation, cherté de la vie et bien d'autres indicateurs économiques en nette régression. A cela s'ajoute un modèle de développement en crise, sans objectifs ni plans d'action. Tout ça est reconnu comme milieu favorable à toutes les dérives de la vie. Les plus pauvres prennent les plus grands risques. La politique de l'autruche qu'on a souvent tendance à adopter a un coût. Pour qui sonne le glas ? Doigt pointé à tous les gouvernements post-révolution, sans exception. Aucun d'eux n'a pris les choses au sérieux ni répondu à l'appel d'une jeunesse livrée à elle-même. Entre-temps, les barques de la mort n'ont cessé de prendre le large, de la manière la plus aisée. Depuis la révolution, on estime, selon le Ftdes, à plus de 35 mille migrants irréguliers. Au bout des six derniers mois, l'OIM recense 1910 migrants tunisiens arrivés en Italie, ils étaient 231 pour la même période en 2017. Son chef de mission, en Tunisie, Mme Lorena Lando, avait, en ces termes, déploré les naufragés de Kerkennah : «Il n'y a pas de mots pour décrire ce drame ». Frontex crée les passeurs Face à un régime frontalier soumis à une politique européenne inhumaine, ce trafic d'âmes pullule à profusion. « Frontex », son agence de garde-côtes, a fait tout pour contrer toute tentative d'accès à son territoire. Elle veut que la porte soit fermée à tous les pourparlers sur la libre circulation des personnes. Raison invoquée : « Beaucoup de personnes du sud viendraient en Europe si les frontières étaient ouvertes, avec pour conséquence l'effondrement du système social». Dans cet esprit, la mobilité des migrants est loin d'être une réalité palpable. Elle veut que les pays du sud, dont la Tunisie, soient plutôt des garde-côtes, en contrepartie d'aides versées à leur profit. Politique de répression contre dons, en quelque sorte. Ceci est-il convaincant ? Pourquoi a-t-on peur de l'ouverture des frontières ? Leur fermeture est-elle une solution? Société civile et défenseurs des droits de l'homme n'y croient pas. Au contraire, l'interdit favorise le clandestin. Et toute exclusion aux frontières est ressentie comme provocation, ce qui nourrit le marché des trafiquants. La présence de Frontex, l'œil vigilant de l'Europe en Méditerranée, n'a fait qu'amplifier le réseau des passeurs. Pour la seule traversée, ces vendeurs d'illusions auraient exigé un montant de 2000 à 3000 dinars tunisiens. Combien de jeunes se sont, alors, sacrifiés sur l'autel du paradis promis. Une aubaine devant laquelle ils n'ont point hésité ni renoncé. Et malgré la longue liste des noyés à déplorer, les rescapés ont tenu à récidiver, ils ont refait la même traversée. Donc, ce régime frontalier si exclusif, parfois sélectif, ne sera jamais une alternative crédible. Il ne peut en aucun cas empêcher tout passage en mer. Qui pourrait en douter ? Nouvel ordre du bon voisinage ! L'on se rend compte que cette force de dissuasion est toujours remise en question. Y aurait-il d'autres options ? En toute vraisemblance, il n'y a pas une crise de migration, mais bien de justice et de répartition des richesses. Faute d'une politique sociale juste et équitable, le désespoir pourrait conduire à la mer. Vivre ou mourir, les sans-emploi n'ont pas d'autre choix, pensent-ils. Somme toute, ni la fermeture des frontières ni la précarité de la vie ne peuvent justifier l'injustifiable. La migration clandestine n'est pas, elle aussi, une option. Tout comme la suppression du visa, du côté européen, ne va pas changer la situation, à même de ne pas dissuader la ruée vers le Nord de la méditerranée. Et là, une nouvelle logique de partenariat devrait s'imposer entre les deux rives. Un nouvel ordre du bon voisinage ! Le Ftdes propose que la gestion des flux migratoires repose sur une approche globale, tenant compte de nos priorités dont la libre circulation en mer et l'ouverture de l'espace européen devant les jeunes Tunisiens. L'OIM plaide pour la coopération en vue d'apporter réponse aux défis migratoires et protéger tous les migrants, indépendamment de leur statut juridique. Elle a préconisé d'intensifier la sensibilisation quant aux risques liés à l'immigration et de promouvoir, à cet effet, les alternatives légales. «Afin que la migration soit un choix éclairé et non une nécessité absolue.. », lit-on dans son communiqué, rendu public au lendemain de la récente tragédie de Kerkennah. Mais, ce partenariat pour la mobilité dont on a toujours parlé n'a pas encore retenu l'attention de nos voisins européens. Comment faire pour rapprocher les deux points de vue ? L'Aleca, ce fameux accord de libre-échange complet et approfondi, qui vient d'être relancé, serait-il en mesure de trancher ? Nos gouvernants vont-ils prendre le taureau par les cornes et entrer dans le vif du sujet ? Nos jeunes sont appelés, eux aussi, réfléchir sur une vérité : la migration n'est certainement pas une fatalité.