Les pourcentages reflètent un paradoxe qui tiraille les Tunisiens entre le souhait de voir le gouvernement fournir plus d'efforts dans la lutte contre la corruption et une culture de corruption généralisée qu'ils ont intériorisée. L'institut One to One vient d'organiser une rencontre à Tunis pour présenter les résultats de la troisième vague du sondage d'opinion sur la corruption en Tunisie l'Afrobaromètre. L'enquête a été réalisée sur un échantillon représentatif de la population. Elle vise à cerner la perception des Tunisiens à l'égard du niveau de la corruption en Tunisie, mais également à évaluer la performance du gouvernement ainsi que des autorités compétentes dans leur guerre contre la corruption. Le principal constat est le suivant : six Tunisiens sur dix estiment que la performance du gouvernement en matière de lutte contre la corruption est « mauvaise » ou « très mauvaise ». En contrepartie, 73% des personnes interviewées ont affirmé que les citoyens recourent généralement aux pots-de-vin pour s'évader fiscalement. Ces pourcentages reflètent, comme l'ont affirmé les intervenants lors de la conférence de presse, un paradoxe qui tiraille les Tunisiens entre le souhait de voir le gouvernement fournir plus d'efforts dans son combat contre la corruption et une culture généralisée de la corruption que les Tunisiens ont intériorisée. Les résultats du baromètre révèlent, en premier plan, une conscience des Tunisiens de l'ampleur du fléau de la corruption et des menaces qui en résultent. En effet, la lutte contre la corruption occupe la troisième place des préoccupations actuelles des citoyens après, respectivement, la gestion économique et le chômage. Cependant, 55% des personnes enquêtées estiment que la corruption s'est développée davantage. Ce pourcentage a sensiblement augmenté par rapport à celui enregistré en 2015 qui était de l'ordre de 42%. Les habitants du Grand Tunis sont plus nombreux (72%) à constater que le niveau de la corruption a augmenté. En contrepartie, les habitants des régions du Sud sont moins nombreux (55%) à percevoir la propagation de la corruption. Les fonctionnaires pointés du doigt Les fonctionnaires de l'Etat, les politiques et les hommes d'affaires sont les premiers à être pointés du doigt et accusés d'être impliqués dans des affaires de corruption. En effet, l'enquête a révélé que 31% des Tunisiens estiment que la majorité des employés de la fonction publique sont impliqués dans des affaires de corruption. En second lieu, on trouve les députés parlementaires. En effet, le taux des citoyens qui pensent que les parlementaires sont impliqués dans des affaires de corruption est passé de 17% en 2015 à 30% en 2018. Les conseillers de la présidence de la République n'ont pas échappé à la règle. En effet, 25% des Tunisiens pensent qu'ils sont concernés par des affaires de corruption. Même si la méfiance à l'égard des agents de la police a légèrement diminué, en matière de corruption, le taux des Tunisiens qui estiment que la majorité des policiers sont corrompus est de 23%, contre 26% en 2015. La dénonciation toujours risquée Les Tunisiens ont peur de dénoncer la corruption. C'est la conclusion qu'on peut tirer des résultats révélés par l'enquête sur la question du rôle du citoyen dans la lutte contre la corruption. 59% des enquêtés sont convaincus que le citoyen peut contribuer efficacement au combat mené contre la corruption. Toutefois, ce pourcentage a chuté par rapport à celui de 2015 où 71% des Tunisiens ont déclaré que le citoyen a un rôle crucial dans cette guerre. En sachant que 61% des enquêtés affirment que les dénonciateurs de la corruption sont menacés par des réactions et des actes de vengeance de la part des corrompus. En marge de la conférence de presse sur l'Afrobaromètre, le député Sahbi Ben Fradj, les activistes Houda Cherif et Achref Aouadi et Mohamed Ayadi, membre de l'Inlucc commentent les résultats de l'enquête. Interpellé sur les causes de cette perception négative des Tunisiens à l'égard de la performance du gouvernement en matière de lutte contre la corruption, le député du bloc parlementaire de la Coalition nationale, Sahbi Ben Fradj, a fait savoir, dans une déclaration à La Presse, que cette perception négative peut être expliquée par le non- aboutissement de la guerre contre la corruption qui a été déclenchée il y a plus d'un an. Il a affirmé que le gouvernement n'a pas réalisé de véritables prouesses dans cette guerre et que le citoyen n'a pas vu des résultats palpables. À cet égard, il a expliqué que le processus de lutte contre la corruption a été lancé mais il y a eu des entraves sur le plan politique, judiciaire et administratif. Mais ce qui compte pour le citoyen c'est de punir les corrompus et de les voir derrière les barreaux. Agir comme dans le cas du terrorisme Par ailleurs, Sahbi Ben Fradj a affirmé qu'à l'instar de la guerre contre le terrorisme, la Tunisie peut remporter le combat contre la corruption. Toutefois, pour réussir cette guerre, il est indispensable de centraliser les divers intervenants en une seule unité qui relève de la présidence du gouvernement voire d'un ministère de tutelle qui doit mener des investigations sans être freiné par les barrières administratives. Elle devrait également pouvoir transmettre les dossiers de corruption directement à la justice », soutient-il. Par ailleurs, le député du bloc de la Coalition a affirmé que la réussite de la guerre contre la corruption est tributaire de deux principaux éléments, à savoir la numérisation de l'administration et l'indépendance de la justice. A cet égard, il a précisé qu'il est impératif de mettre en place l'instance qui veillera rigoureusement à l'indépendance du travail judiciaire. Par ailleurs, le député Sahbi Ben Fradj a affirmé que les accusations relayées dans les médias affirmant que la guerre contre la corruption menée par le gouvernement n'est qu'un règlement de comptes, relèvent des tiraillements politiques et ont un caractère très subjectif. « Ce gouvernement a été accusé d'être le gouvernement d'Ennahdha. Il est également accusé d'utiliser cette guerre contre la corruption pour éliminer des rivaux politiques. Tout cela relève de tiraillements politiques. Objectivement, une guerre contre la corruption a été, effectivement, entamée. Malgré les réussites enregistrées, des échecs ont tout de même été enregistrés que ce soit sur le plan économique ou en matière de lutte contre la corruption. Notre mission est de faire de ces prémices de réussite un élan pour réaliser plus de prouesses », conclut-il. L'Inlucc désarmée Environ 61% des Tunisiens ont exprimé ouvertement une crainte de dénoncer les corrompus, par peur d'être l'objet de réactions de vengeance. A cet égard, Mohamed Ayadi membre du conseil de l'Inlucc a expliqué que sur le plan législatif, la Tunisie s'est dotée d'une loi exemplaire sur la protection des dénonciateurs de la corruption. Toutefois, l'Inlucc peine à l'appliquer, à cause de la lourdeur des procédures administratives, mais également, en raison du refus de certaines administrations de se conformer aux décisions prises par l'instance pour protéger le dénonciateur. Il a également déploré le manque de moyens au sein de l'Inlucc, tout en insistant sur l'importance de la communication pour vulgariser et sensibiliser les citoyens sur leur rôle crucial dans la lutte contre la corruption. Pour Achref Aouadi, président d'I Watch, la corruption est institutionnalisée et a évolué exponentiellement après la révolution. Il a expliqué que les gros poissons de la corruption gagnent de jour en jour davantage de pouvoir, d'argent et d'affidés au sein des administrations. Par ailleurs, il a précisé que la plupart des cas de corruption signalés auprès de l'Inlucc relèvent essentiellement de réactions de vengeance et non pas du sentiment de citoyenneté et de responsabilité à l'égard de la société. La corruption s'est incrustée dans l'Etat M. Aouadi a également souligné que derrière cette corruption qui gangrène les institutions de l'Etat, se cache une guerre d'appartenance politique où les principaux protagonistes, à savoir les grands partis politiques, la centrale syndicale des travailleurs et des hommes d'affaires corrompus, épaulent et protègent leurs affidés. Par ailleurs, il a souligné que la corruption est devenue un terme galvaudé au point qu'il a perdu sa véritable signification. « La corruption est un grand mot. Combattre la corruption n'est pas une simple promesse ou un slogan. C'est un défi énorme, lorsqu'on le relève, on se trouve affronté à des difficultés insurmontables. Mais, cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas gagner cette guerre. Cependant, pour la remporter, il faut de l'expertise en matière de justice et d'investigation et je pense que c'est, justement, l'atout qui nous manque», conclut-il. Pour l'activiste Houda Chérif, l'enjeu de ce combat réside dans l'application des fondamentaux de la transparence et de l'accès à l'information. Par ailleurs, elle a expliqué que les résultats du baromètre sur la perception des Tunisiens envers la corruption sont influencés par la visibilité des politiques et des hommes d'affaires par les médias, et par la relation directe du citoyen avec certaines administrations.