La semaine prochaine, le projet de loi sur l'Instance indépendante des Droits de l'homme sera soumis à l'ARP. Le docteur Moez Chérif tire la sonnette d'alarme car les enfants risquent d'être exclus de ce projet «tronqué»… et de passer à côté de leur dernière chance d'avoir un mécanisme institutionnel qui défende leurs droits. Entretien et explications. En tant qu'association de défense des droits de l'enfant, il semble que vous avez milité pour inclure dans cette instance un représentant des enfants. Pourquoi ? Les enfants n'ont pas de voix institutionnelle libre qui porte leurs doléances. Ils n'ont pas de mécanismes indépendants qui puissent «monitorer» toutes le infractions faites à leurs droits. Les mécanismes de recours aux Droits de l'homme sont multiples comme les syndicats, les partis politiques, les associations professionnelles et corporatistes, etc. Par contre, ce type de mécanisme n'existe pas pour l'enfance. Il n'y a pas de préoccupation politique et une préoccupation réelle de l'Etat pour essayer de défende les droits de l'enfant. Mais il y a des lois pour défendre les droits de l'enfant.... Malgré une pléthore de lois, l'enfant en Tunisie reste orphelin d'un mécanisme indépendant qui puisse porter à la connaissance de l'opinion publique toutes les infractions faites à ses droits. Est-ce à dire que toutes les lois que nous avons ne servent à rien ? Non ! Cela ne veut pas dire qu'elles ne servent à rien mais qu'elles sont tributaires d'une volonté politique et de moyens humains et matériels pour leur mise en œuvre ! La question de l'enfant depuis la révolution n'est pas considérée comme une préoccupation majeure. Or, nous avons toute une génération qui monte. Les enfants qui sont nés le jour de la révolution ont aujourd'hui six ans. Qu'est-ce qu'on a fait pour eux ?... C'est une génération abandonnée et les conséquences sont visibles tous les jours : le dérapage constaté chez les enfants, le niveau de violence qu'on relève tous les jours dans notre société que ce soit une violence exercée sur l'enfant ou par l'enfant. Qu'est-ce qui motive ce cri d'alerte ? Je pousse ce cri d'alerte parce que le mécanisme qu'on présentera à l'ARP est tronqué ! Même s'il y a un représentant pour l'enfance quelle est la voix qu'il peut avoir aux côtés de tous les autres membres de cette instance ? Et si on relègue les droits de l'enfant à une commission, c'est comme si on les avait enterrés.... Tout le monde connaît le devenir d'une commission dans notre pays ! Ce n'est que lettre morte sans suite. Est-ce un constat d'échec des politiques orientées vers l'enfant ? Cette semaine, un jeune de 17 ans s'est suicidé. L'enfant était d'un excellent niveau socioéconomique. C'est pour vous dire que les raisons des suicides des jeunes et des enfants ne sont pas toujours liées à leur niveau social. Mais c'est aussi en raison de toute une politique qu'on adopte vis-à-vis de nos enfants. En effet, nos enfants sont en train d'évoluer dans un monde qui leur appartient, un monde fermé pour lequel on a aucun accès. Nous sommes exclus, nous, les adultes de leur monde. Ce qui fait que leur quotidien échappe aussi bien aux parents qu'aux institutions éducatives. Nous n'avons mis en place ni mécanismes de protection ni mécanismes de dialogue avec ces enfants pour leur permettre d'exercer leur droit à l'expression. Nos enfants sont exclus de tout avec une volonté politique féroce de poursuivre cet endoctrinement. Tout notre système éducatif d'ailleurs est fait pour leur inculquer des données d'une façon verticale sans qu'on essaie d'établir un dialogue avec eux. Que l'Etat fasse porter l'échec de cette politique aux parents est un acte contre lequel je m'insurge personnellement. Parce que pendant que les parents travaillent les enfants sont confiés à une institution éducative.... On a ouvert un dialogue pour la réforme du système éducatif... Effectivement, mais pendant trois ans que ce dialogue est ouvert il n'a été question que des enseignants. Le problème de la relation de l'institution avec les familles et les enfants est quasiment absent. Même les délégués à l'enfance (qui est le seul mécanisme mis en place par l'Etat pour intervenir auprès des enfants menacés) ont du mal à intervenir au niveau de l'école. C'est une tour d'ivoire protégée par le pouvoir administratif d'un côté et de l'autre par le pouvoir syndical. Jusqu'a quand cela va continuer ? Quand on a l'opportunité de mettre en place un outil important qui est la dernière chance pour les enfants de la Tunisie d'avoir un mécanisme institutionnel indépendant qui porte leur voix on va passer à côté et on va mettre en place quelque chose qui ne sera pas opérationnel. Pourquoi ne serait-il pas opérationnel ? Parce qu'on a déjà vu une instance qui s'est mise en place «l'instance de la prévention contre la torture» qui comprend en son sein un représentant des droits de l'enfant. Mais quels ont été sa capacité d'action et son pouvoir ? Nuls ! Sa voix s'est éteinte au milieu de toute la commission. Elle ne peut même pas alerter l'opinion publique ou l'administration. Nous avons tous assisté aux maltraitances subies par les enfants porteurs d'un handicap dans des institutions de protection. Personne n'a entendu la voix de «l'instance de la prévention contre la torture». C'est pour vous montrer qu'on met des mécanismes en place mais ces mécanismes sont amputés de prérogatives ou de financement et parfois dirigés par une personne inadéquate au poste. Pour nous en tant qu'association, le suicide d'un enfant est l'échec de toute une politique de prévention. Avant le passage de ce projet de loi devant l'ARP, les composantes de la société civile ont tenu moult réunions pour essayer d'influer sur la composition de cette instance et faire en sorte qu'elle soit la plus efficace possible. Malgré notre présence à chaque échéance, nous avons été exclus de ce marathon de réunions. Les défenseurs des droits humains ne sont pas encore suffisamment imbibés des principes des droits de l'enfant. Et malheureusement, les tiraillements politiques qui existent dans notre pays font que la bagarre au sommet se reflète sur la composition de cette institution. Et on se retrouve de nouveau devant la question de partage des postes. On en est encore et toujours là ! Et l'Etat continue à considérer l'enfant comme un objet de droits et pas comme un sujet de droits. C'est-à-dire que chacun peut modeler l'enfant à son idée sans avoir le courage de donner la possibilité à l'enfant de se forger lui-même.