Avec «Caligula», Fadhel Jaziri, tout en rendant hommage à Mohsen Ben Abdallah, réactualise le texte de Camus et l'adapte à une réalité tunisienne pas toujours heureuse. Un constat pessimiste. Peut-on rendre un meilleur hommage à Mohsen Ben Abdallah (disparu en 2017), compagnon de route d'Aly Ben Ayed, et l'un des piliers de la troupe de la ville de Tunis ? Une relecture de «Caligula» d'Albert Camus avec une mise en scène de Fadhel Jaziri et une interprétation de Mohamed Kouka. Une représentation qui a ramené la bonbonnière vers un âge d'or qui a marqué l'histoire du quatrième art tunisien. Rappelons que Mohsen Ben Abdallah était directeur du TNT pendant plus de vingt ans. Mais jusqu'à ses derniers jours, il continuait à animer des cercles de théâtre pour les jeunes à La Marsa. Formateur essentiel, en effet, c'est lui qui a donné le goût du théâtre à de jeunes lycéens qui se distingueront plus tard. Ainsi, aussi bien Fadhel Jaziri, Mohamed Driss ou Raouf Basti ont été ses jeunes disciples. Bien d'autres ont étudié les bases du quatrième art grâce à l'enseignement de Mohsen Ben Abdallah qui a maintenu le lien avec la formation en soutenant plusieurs initiatives. La reprise de ce texte camusien écrit en 1938 par le Nouveau film et Théâtre national tunisien est une entreprise courageuse, mais heureusement très réussie grâce à la mise en scène de Fadhel Jaziri et l'interprétation de Mohamed Kouka qui, à eux deux, représentent toute une école dans le quatrième art. Caligula, prince relativement aimable jusque-là, s'aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et maîtresse, que le monde tel qu'il va n'est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d'impossible, empoisonné de mépris et d'horreur, il tente d'exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira par finir qu'elle n'est pas la bonne. Il récuse l'amitié et l'amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l'entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l'entraîne sa passion de vivre. Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C'est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour de lui et, fidèle à sa logique, fait ce qu'il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula est l'histoire d'un suicide supérieur. C'est l'histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs. Infidèle à l'homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes. «Il s'agit donc d'une tragédie de l'intelligence. D'où l'on a conclu tout naturellement que ce drame était intellectuel, écrit Albert Camus en 1938. Personnellement, je crois bien connaître les défauts de cette œuvre. Mais je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes. Ou, si elle existe, elle se trouve au niveau de cette affirmation du héros : les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Bien modeste idéologie, on le voit, et que j'ai l'impression de partager avec M. De La Palice et l'humanité entière. Non, mon ambition était autre. La passion de l'impossible est, pour le dramaturge, un objet d'études aussi valable que la cupidité ou l'adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater l'échec, voilà quel était mon projet. Et c'est sur lui qu'il faut juger cette œuvre». Le personnage de Caligula reste paradoxalement d'une extrême actualité. Dans sa mise en scène, Fadhel Jaziri, tout en restant fidèle au texte, a voulu que cette pièce soit le miroir de la réalité tunisienne aujourd'hui. Non seulement les personnages qui tournent autour de Caligula (Mohamed Kouka) sont jeunes par référence à ceux qui auraient fait la révolution, mais aussi par la référence au peuple qui tire le niveau vers le bas et devient pire que le Tyran Caligula lui-même. Peut-être que Jaziri a voulu dire que la plus grande tyrannie est l'ignorance et que les plus grands tyrans du peuple viennent toujours du peuple…