Auteur, universitaire et critique qui explore toutes sortes de créations visuelles, Abdelhalim Messaoudi vient de publier son premier texte théâtral «Al Raouha» chez Mesciliani éditeur, le fruit de plus de trente ans d'observation critique du quatrième art, une réflexion sur le théâtre, mais aussi une écriture de la terreur bien spécifique. Vous faites l'actualité avec la pièce de théâtre «Al Raouha»… Effectivement, il s'agit d'un huis clos où évoluent six personnages rescapés de l'horreur et de la barbarie de Daech lors de la bataille de Mossoul en Irak. Ils se retrouvent alors dans une fosse commune où les terroristes enterrent leurs victimes par centaines. Il arrive également que ces terroristes enterrent des victimes blessées mais encore vivantes. Six personnages : deux Tunisiens, deux Irakiens, une Kurde et un théologien de confession sabéenne mandéenne. Tout se passe dans l'obscurité totale. «Al Raouha» dans la mythologie sabéenne est la déesse absolue du mal et de l'injustice ! C'est grâce à une collègue à moi Emna Jeblaoui, qui a soutenu une thèse de doctorat remarquable sur la religion sabéenne mandéenne, que j'ai tout appris sur cette religion mésopotamienne. Je lui dois toutes mes connaissances sur ce sujet. Le livre d'investigation de Hadi Yahmed «J'étais à Rekka» m'a servi également de document. J'étais profondément touché par la décapitation barbare de l'archéologue syrien Khaled Al Assad, spécialiste de l'histoire de Palmyre et entre autres ami de Paul Veyne. Cette pièce est aussi une métaphore de la situation actuelle après l'apparition de Daech et sa barbarie, résultat catastrophique de l'islam politique. On vous connaît en tant que critique et chercheur dans le domaine théâtral. Comment êtes-vous venu à la création du texte théâtral ? Pour des raisons personnelles et pour des raisons objectives en fait ! J'ai toujours rêvé d'écrire pour le théâtre et au début mes tentatives n'ont pas abouti. Je me posais également toujours la question : comment un dramaturge peut-il construire son histoire, ses personnages, sa structure ? Pour moi, c'était quelque chose de sibyllin qui me fascinait en même temps qu'il m'ébranlait parce que je sentais que j'étais encore loin de cette phase. Après trente ans de spectacles visionnés et une carrière de critique qui n'est pas exempte de frustrations, le désir d'écrire a frappé à ma porte. Pour le côté objectif (et cela n'engage que moi en tant que critique), j'ai senti qu'à un certain moment en Tunisie il y a eu un grand complot contre l'écriture théâtrale. Pendant une trentaine d'années il n'y a pas eu d'écrivain pour le théâtre. Au fait, je prends pour références les textes de Habib Boularès, Ezzeddine Madani, Samir Ayadi et de Béchir Kahwaji qui ont une «Moudawana» à proprement parler, un répertoire dramatique tunisien. Il y a eu une mode qui a appelé à la «mise à mort» de l'auteur dramatique au nom d'une pseudo-modernité et du travail de groupe basé essentiellement sur la doxa de l'improvisation et du collectif. Du coup, le metteur en scène est devenu l'auteur en même temps. Résultat des courses : aujourd'hui notre théâtre est superficiel et plein de clichés. Pour moi, si le théâtre n'a pas de références intellectuelles, il ne peut être que superficiel, un théâtre digestif, disait Brecht. La crise du théâtre tunisien aujourd'hui réside essentiellement dans l'absence d'un point de vue et d'une vision par rapport au monde. Vous avez voulu revaloriser le rôle du dramaturge ? Je ne suis pas un faiseur de miracles, mais j'ai voulu réfléchir sur cette problématique du dramaturge qui a disparu et surtout sur les textes en arabe littéraire. Je suis profondément convaincu que si le théâtre ne développe pas la langue, c'est qu'il a échoué dans sa mission. On parle de langue de Molière parce que le théâtre français a travaillé et développé la langue française. On parle aussi de langue de Shakespeare. Malheureusement, on n'a pas de nom de dramaturge pour designer notre langue. Au nom de quoi cette langue a été abandonnée par le théâtre, selon vous ? Il y a des points de vue qui ne sont pas pour le développement de cette langue au théâtre, mais c'est surtout au nom de la mythologie du quotidien qu'elle a été sacrifiée. Selon les défenseurs de cette mythologie, la langue arabe littéraire ne peut pas exprimer la réalité tunisienne. Personnellement, je mets cette idée en doute et je considère qu'il est temps de revaloriser l'auteur dramatique ainsi que notre répertoire dramatique délaissé. Pourquoi estimez-vous que le théâtre doit uniquement utiliser l'arabe littéraire ? Il ne s'agit pas de bannir le dialecte tunisien mais de l'élever au lieu de le «clochardiser». Les personnages tunisiens de «Raouha» parlent notre dialecte. Je ne parle pas de conflit entre le dialecte et l'arabe littéraire ! Mon propos est que la langue parlée doit passer par le traitement du dramaturge pour qu'il lui insuffle une nouvelle vie ! Voici l'un des rôles essentiels du dramaturge et qui a malheureusement disparu : travailler comme un bijoutier sur la langue pour la faire évoluer. Dans la pièce «Arab» de la troupe Le Nouveau théâtre, par exemple, il y a des phrases en dialecte tunisien mais d'un très haut niveau poétique! Ça veut dire que l'écriture théâtrale a réfléchi sur le langage ! Pourquoi selon vous cette déliquescence de la langue ? A mon sens, c'est la société de consommation qui ne consume pas seulement l'être mais aussi son langage et donc son âme. Il n'y a qu'à voir les slogans publicitaires. Un critique théâtral qui passe à l'écriture est un rêve qui se concrétise quelque part… Sincèrement je n'ai jamais pensé à l'écriture. Cela dit, je ne suis pas le premier à le faire et je citerai dans ce sens Mohamed Moumen et Hamdi Hmaïdi. Tout est parti de la réflexion autour du centrisme occidental dans la culture. Au fait, je considère que toute la littérature et la production culturelle occidentale a eu lieu avant une date précise : celle de Auschwitz. Après cette date, aucune production intellectuelle occidentale n'était exempte de culpabilité vis-à-vis de cet Holocauste. L'Occident a produit avant Auschwitz et après Auschwitz ! Qu'en est-il des Arabes dont l'histoire est jalonnée de drames ? Pourquoi nous n'avons jamais eu de production intellectuelle autour de nos périodes sombres ? Même après la défaite de 1967, il y avait des contestations mais rien d'ontologique. Cependant aujourd'hui il y a un phénomène : l'islam djihadiste armé qui a enfanté le monstrueux Daech qui détruit des civilisations entières en Irak et en Syrie. Daech est le véritable Auschwitz des Arabes. Et ça doit être le moteur de notre production artistique et intellectuelle. En prologue de votre texte vous citez Emmanuel Kant dans sa définition des «Lumières»... Effectivement, dans cette citation, Kant dit également qu'il faut avoir recours à la raison par soi-même ! Et c'est ce qu'on a réellement perdu et qui nous a menés à la situation actuelle, notre Auschwitz à nous. Notre plus grande blessure, c'est d'avoir abandonné la raison et laissé d'autres réfléchir à notre place. C'est pour cela que je demeure convaincu que sans une réflexion consistante le théâtre n'est que divertissement. Qu'est-ce qu'il y a après «Al Raouha» ? Je suis profondément obsédé par «El Kaâba», le lieu sacro-saint de l'islam. C'est un «work in process».