Même si l'idée n'est pas venue de la part du comité directeur, le bilan de la 23e session des Journées cinématographiques de Carthage a été une occasion pour rassembler les cinéphiles et les professionnels du cinéma autour d'un sujet qui en cache beaucoup d'autres. C'est l'Association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique (Atpcc) qui a eu l'initiative d'organiser, dans le cadre de ses «rencontres du jeudi», un débat autour des JCC 2010. Ce débat a eu lieu le 11 novembre à la maison de la culture maghrébine Ibn-Khaldoun. Le public, présent en grand nombre, a provoqué une houle d'avis, de suggestions et de remarques à propos des JCC en général et de la 23e session en particulier. Le débat n'a pas tardé à s'étendre aux maux du secteur cinématographique en Tunisie. Les «juniors» mécontents... Animée par Noura Borsali, membre du bureau exécutif de l'Atpcc, la rencontre a eu comme invités le réalisateur Omar Khlifi, le critique de cinéma Tahar Chikhaoui, le producteur Habib Belhédi, la comédienne et professeur de cinéma Olfa Chakroun, dont le court-métrage La maison d'Angela a été projeté lors des JCC dans la compétition nationale, et le critique Kamel Ben Ouanès, en remplacement du producteur Imed Marzouk. La présence de la directrice des JCC, Dorra Bouchoucha, était également prévue, mais cette dernière a eu un empêchement. Le débat a été entamé par une pensée à Tahar Cheriâa qui vient de nous quitter et était parti sur le principe de se focaliser sur l'apport quantitatif et qualitatif des dernières JCC. N'empêche, les interventions, que ce soit celles des invités ou du public, n'ont pas pu passer à côté du volet organisationnel. Les mêmes constatations se font entendre d'une session à l'autre, à propos de la quantité des badges décernés, jugée peu suffisante par les uns et exagérée par les autres, à propos des protestations du public qui, ticket à la main, est empêché d'entrer dans les salles... Le jeune réalisateur Bahri Ben Yahmed, Tanit d'argent pour son court métrage Lazhar lors des JCC 2008, a évoqué l'absence d'un réseau de contact que la direction des JCC devrait penser à créer entre les réalisateurs, les producteurs et les distributeurs des différents pays participants. Une information qui circule mal, ne permet pas, selon le jeune réalisateur, de profiter de ce qu'une occasion, comme les JCC, peut offrir comme opportunités. «Après la session 2008, j'ai frappé à toutes les portes, mais aucun producteur ne m'a suivi», dit-il. Et d'ajouter «Ce Tanit est pour moi comme un cadeau empoisonné». ... les séniors aussi ! Mais il n'y a pas que les jeunes qui se sentent marginalisés. A son tour, Omar Khlifi reproche à la direction de ne pas faire participer de manière évidente les associations et les anciens du domaine cinématographique. Il a, dans ce sens, rappelé le contexte dans lequel ont été créées les JCC. Au lendemain de la guerre de Bizerte et suite à l'image, jugée dégradante, qui a été donnée à la Tunisie par les médias européens, il a été décidé la création d'une industrie cinématographique tunisienne et des Journées cinématographiques de Carthage pour que l'on arrive à fabriquer notre propre image, telle que nous la percevons et pour qu'il y ait une plateforme pour le cinéma tunisien, maghrébin, africain et arabe, plus récemment appelé «cinéma du Sud», un terme qui englobe d'autres régions du monde comme l'Amérique latine. Ce point historique a permis de recentrer le débat sur les objectifs premiers des JCC et sur la question essentielle de savoir dans quelle mesure ils font encore partie de l'esprit de la manifestation. Il s'agit de trois objectifs décidés dès la première édition; le développement des cinémas arabe et africain, la promotion du dialogue entre le Nord et le Sud et la rencontre entre cinéastes et cinéphiles. Tout le monde semble d'accord qu'avec la pléthore de films proposés, de bonne qualité, de surcroît, lors des dernières JCC, en plus des débats et tables rondes, dont les premières journées audiovisuelles de Tunis, les journées 2010 ont toujours cet éclat et cette magie qui font revenir le grand public vers le cinéma et les salles de cinéma et rassemblent les professionnels pour le meilleur et pour le pire. Et puis, comme l'a remarqué une personne parmi celles qui ont pris la parole : «est-il pertinent de poursuivre l'organisation des JCC sur la logique d'objectifs désignés en 1966, alors que le contexte est loin d'être le même ?». En effet, nombreuses furent les interventions qui sont venues rappeler que d'autres festivals arabes apparaissent et prennent de l'ampleur. Ils ont parfois lieu en même temps que les JCC, comme le festival Tribeca de Doha, et lui volent la vedette. Mais l'on se rend rapidement compte que la donne n'est pas la même. Question de choix ou de moyens? Les JCC ne disposent pas des mêmes moyens qu'un festival du Caire, de Dubaï ou d'Abu Dhabi, et ces derniers sont axés sur le bling-bling et le tapis rouge. Les JCC gagneraient donc à garder leur aspect sobre et leur esprit militant en faveur du cinéma du Sud, tout en constituant une fenêtre ouverte sur les cinémas du monde entier. Il y va de l'identité du festival. Plus d'un, lors du débat, ont évoqué le tiraillement des JCC entre leurs vocations de base et les tentations des stars et paillettes. Il s'agirait peut-être de ne pas tomber dans le piège de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf? Certains vont même jusqu'à considérer que la vision des JCC est floue et qu'il faudrait la redéfinir plus nettement, une fois pour toutes. Un élément de réponse serait, selon le producteur Habib Belhédi, de donner à l'organisation des JCC son indépendance par rapport à l'administration, sans pour autant qu'elles deviennent une institution privée. Le débat n'a pas pu s'achever sans passer par un constat amer qui se confirme de session en session. Il faut malheureusement admettre que le cinéma tunisien est le parent pauvre des JCC. Il trouve tout le mal à décoller comme l'a fait le cinéma marocain ou encore celui sud-africain dont l'excellent Shirley Adams a été l'un des favoris de la compétition cette année. Les problèmes de la rareté et de la fermeture des salles, du manque de financement sont, parmi tant d'autres, des questions qui se posent encore... Sans réponse !