Par Khaled TEBOURBI Mon régal de l'Aïd a été une copie restaurée d'un vieux chant de la Tariquâ. Et quel chant ! Celui des mémorables Srih, Ben Mahmoud et H'mida Ajej qui furent, avec Ali Barrâq (psalmodieur de genie) les rois du «inched» dans les années 40-50. Bonheur et saveur que revisiter un tel document, mais étonnement à la fois : que n'en profitons-nous, tous ensemble, aujourd'hui ? Ce que l'on entend un peu partout c'est que les grandes voix se raréfient et que l'art vocal se simplifie. Il en est même qui déplorent la «disparition du «Tounssi» tout court. Les temps présents vacquent, certes, à leurs «modes», mais les enregistrements de maîtres sont toujours là. Pourquoi ne pas les ressortir, les rediffuser avec constance et à grande échelle ? Bref, pourquoi ne pas en remontrer le modèle et l'exemple à de jeunes publics et de jeunes artistes que l'on sait parfaitement en manque de repères et de talent ? J'insiste sur ces quatre icônes, sans doute par penchant personnel, peut-être aussi, par nostalgie, mais c'étaient les dépositaires de l'art des mausolées, c'est-à-dire les héritiers d'une tradition musicale de base. Jusqu'au seuil des années 50, en effet on ne s'initiait au chant qu'au contact des cheikhs de «zaouias». On se rôdait à la soulamia et à la Issaouia et, partant, selon les parcours et les circonstances, on devenait chanteur de galas ou de radio. Les voix se raréfient, le chant décline, le style tunisien s'estompe : la cause en est simple : c'est la perte de ces maîtres et de leur enseignement. Ce qui surprend, encore une fois, c'est que les solutions existent, à travers la mémoire sonore, à travers les nouvelles techniques de transmission, et que l'on ne se décide pas encore à y recourir tout à fait. Conserver : à quelles fins? Evidemment ce n'est pas une entreprise facile. Il y faut des phonothèques publiques complètes et bien organisées, de même qu'un travail de conservation conçu et assidu. La phonothèque de l'ERTT (conf. certaines études) n'est pas au mieux. On n'y retrouve pas, par exemple, des enregistrements de la période faste des années 25 à 50. Curieux, mais la tendance dans nos archives musicales est d'ordonner et de classer les seules œuvres récentes, celles qui ont encore écho et audience, alors que les créations anciennes sont rangées au fond des tiroirs, quand elles ne sont pas «reconverties» ou égarées. Si la transmission orale a disparu avec les maîtres, comment pérenniser leurs répertoires et le communiquer aux générations futures sans prendre soin de sa documentation ? On peut s'interroger, aussi, sur la prospection, la conservation et la sauvegarde de ce patrimoine. On sait que c'est le centre d'Ennejma Ezzahra qui en a la charge. Mais à quelles fins au juste ? Est-ce conserver pour conserver ? Est-ce sauvegarder pour laisser en l'état ? Quels sont les destinataires de cette richesse en accumulation continue ? Sont-ce, uniquement, les chercheurs ? Sont-ce les publics d'élite et les mélomanes ? Et le large public actuel, le grand public des jeunes, y est-il donc étranger? Plus troublant encore : la Rachidia, même, ne dispose plus d'archives. Où sont passés les enregistrements des concerts mensuels donnés depuis presque un demi-siècle? Et que sont devenus les nombreux recueils de Malouf (Sfaïen) compilés depuis la création de l'institut en 1935? La Rachidia a plus que jamais besoin de se reconstruire une mémoire. Autrement, elle aussi sera en «défaut de transmission». Une troupe de «circonstance», des concerts périodiques, et un cycle d'enseignement sans grands supports théoriques et pédagogiques, c'est peu, très peu quand on a la vocation de perpétuer une tradition. Un enjeu d'existence J'ai surtout pensé à cela en me délectant du chant de srih, de Ben Mahmoud et de Hmida Ajèj. On ne les a plus parmi nous, les écoute-t-on assez? Tarnane, Ben Algia et Tahar Gharsa nous ont aussi quittés, ils nous ont laissé des noubas en double et triple version, ainsi que des centaines d'Achghals, de «Samaïs» et de «Bacharef», sont-ils suffisamment connus? Qui plus est, le cercle des machaïekh se rétrécit au fil des ans. Zied Gharsa porte désormais, seul, le poids de cet immense et précieux legs. Si un travail de consignation et de mémorisation ne vient pas le relayer, sa tâche deviendra, tôt ou tard, prohibitive. Sans le souci de la transmission, la musique tunisienne risque davantage que sa qualité ou son identité : c'est son existence même qui en jeu.