Comment vivre, comment illustrer sa citoyenneté, comment appréhender esthétiquement ce concept longtemps banalisé, comment donner corps et image à ce qui a longtemps été abstrait, voilà le défi qu'a proposé Aïcha Gorgi à un collectif d'artistes. Les habitués de la galerie, mais d'autres aussi qui le sont moins, ont joué le jeu, et se sont demandés ce que pouvait représenter pour eux «Les insignes de la citoyenneté». Ces artistes qui ne vont peut-être pas au stade, un des derniers lieux avec l'école, où l'on chante l'hymne national, pour qui le drapeau était quelque chose de banalisé, le passeport une évidence, et la carte de la Tunisie un souvenir scolaire, se sont réappropriés leur citoyenneté oubliée. Et ont découvert qu'au-delà des querelles partisanes, c'était ce ciment-là qui les soudait. Chacune, chacun de ces citoyens qui avaient oublié ce que ce mot peut avoir de puissant et de viscéral, a raconté «sa» Tunisie, à sa manière, avec son cœur, avec ses tripes, avec humour, avec passion, avec poésie, avec fantaisie, avec gravité, avec subtilité… Aïcha Filali, qui n'est jamais là où on l'attend, raconte une Tunisie en cinq temps, en cinq cartes géographiques : une fragile Tunisie de dentelles, belle et délicate, à protéger et à préserver. Une Tunisie boîte à outils, où tout est à construire, et qui se dessine en scie, marteau, tournevis et autres pinces. Une Tunisie désuète, composée de cendriers démodés, qui restituent des images d'Epinal d'un tourisme dépassé, et qu'il faut de toute urgence repenser. Une Tunisie séduisante, toute de kitch et de dorures, mais encagée, cernée de barreaux, prisonnière. Enfin, une Tunisie «à crochet», ou «accrochée», distordue, en danger, et qu'il faut vite secourir avant qu'il ne soit trop tard. Rym Karoui annonce la couleur : «Game Over», rouge feu, rouge sang, rouge drapeau. Avec une épure du message: une main sale, un pied qui s'éloigne, et l'œil de Cain. Faten Gaddes joue l'humour et la subtilité : elle appose son image sur une série de pushing balls, incarnant la Tunisienne dans toute sa diversité, se donnant les visages multiples et la symbolique de cette multiculturalité, et les unifiant sous le label «Made in Tunisia» Meryem Bouderbala est plus grave dans son approche, déclinant ses personnages casqués, décérébrés, mais toujours liés à on ne sait quelle fatalité. Cependant que Nicene Kossantini revisite, à sa manière, la calligraphie d'un poème d'Ibn Arabi qui chante l'amour de la patrie, en lui donnant la matière et la densité esthétique d'un enchevêtrement de filaments. Et qu'Insaf Saada travaille sur les médailles qu'elle traite en ex-voto, adoptant deux couleurs exclusives, le rouge national et le vert de l'Islam. La photographie est également très présente dans cette exposition, avec Hichem Driss qui présente deux portraits de personnages, tunisiens lambdas, dont on ne sait trop s'il faut les reconnaître ou les caricaturer. Dalel Tangour qui monte une «Transparence Extrême» en table, racontant la construction d'une Tunisie nouvelle. Et Fakhri El Ghezal, que nous ne connaissions pas, qui expose pour la première fois en Tunisie, et qui présente une « photo de famille», tombée de son cadre, de chefs d'Etat disparus, ou à disparaître. Hela Lamine joue, quant à elle, le jeu des élections, et sur des représentations très personnelles des différents leaders des partis, invite le public à voter par une sélection de papiers colorés. Nadia Jelassi avoue, dans ses maisons de poupées, être assise entre deux chaises. Et Mohamed Ben Slama raconte l'épopée tragique de Lampedusa. C'est à Feryel Lakhdar que revient le dernier mot: celui de la dérision, celui qui dénonce avec talent une certaine Tunisie pompeuse et arrogante, celle des dorures et des faux-semblants, «à la manière de…S»