Nos vies sont rythmées par des réalités contraires qui s'affrontent quotidiennement. Systématiquement, de manière banale ou extraordinaire (les deux se chevauchant quelquefois), nous passons du rire aux larmes, des fous rires aux hystéries dépressives. Un possible équilibre vital, moral, physique et organique semble devenir cette odyssée lointaine, de tout temps recherchée et convoitée. La juste mesure, tel un mirage que le sable désertique engloutit peu à peu, devient pour nous autres, modestes citoyens contemporains, quasiment impossible. Alors, nous vivons continuellement une dualité intrinsèque désormais familière. Jusqu'à devenir « dualité» spirituelle, sensitive, charnelle. Cet état de fait ou plutôt de vie a toujours été de circonstance. Un des piliers de la psychanalyse moderne, le sentiment de dualité, émotion équivoque, a interrogé les plus grands analystes. De Freud à Lacan, comme connotation d'ordre ambivalente de coexistence d'éléments de nature différente et hétérogènes, les relations duales intriguent. Elles mettent en place des réalités contraires qui s'alimentent respectivement, elles sont état de propriétés qui vont par deux tout en présentant un caractère de réciprocité. Deux principes essentiellement irréductibles qui coexistent dans un même système et dans un même espace. Le thème de «dualité» est également une source d'inspiration inépuisable pour les artistes et auteurs, toutes disciplines confondues. Pour la méditation d'un statut double, la vie et description d'un entre- deux, l'œuvre d'Ingmar Bergman, Face à Face, film et ouvrage du même nom, présente quelques notes ainsi que quelques notions-clés dans l'œuvre en rapport avec la problématique de «dualité». Face à Face raconte l'histoire de Jenny Isaksson, psychiatre exerçant son métier avec autorité et prestige. Au cours d'un été, elle se retrouve seule. Son mari est parti comme conférencier aux Etats-Unis et sa petite fille a rejoint une colonie de vacances. Comme le nouvel appartement où elle doit emménager n'est pas prêt, elle se réfugie chez ses grands-parents. Traumatisée par une tentative de viol qui a éveillé en elle des sentiments contradictoires (dualité…), Jenny prend conscience de sa solitude tout en scrutant les ravages de la vieillesse sur le visage du grand-père. En proie à une soudaine dépression, elle avale une forte dose de barbituriques. Elle se retrouve à l'hôpital, en proie à de douloureux fantasmes. Elle trouve à son chevet un confrère et ami, Thomas Jacobi, qui vit séparé de sa femme et qui vient de connaître une expérience homosexuelle malheureuse. Une communication s'établit entre ces deux êtres rongés par l'angoisse, un va- et-vient dans les méandres psychotiques de ces individus déchirés entre leur passé et leur présent, les douleurs enfouies et celles à venir. L'écriture du scénario présente donc le personnage central du film, cette femme autour de laquelle s'établit un effondrement irréversible, d'une tragique rapidité. D'abord parfaitement équilibrée, elle voit son mental s'écrouler tel un château de cartes. Entre maîtrise et soumission, dominatrice et dominée, Jenny Isaksson jouée par Liv Ullmann, porte en elle une part de nous. L'existence d'un fin interstice entre réalité et réalité factice, un goût de vivre et une attirance vers la mort, le délire entre rêve et réalité. Bergman compose son film en deux parties très nettement distinctes. La première partie concrète, réaliste même, dit le confort factice de la vie «heureuse» dans laquelle «baigne» la jeune femme. Sa vie recouvre en vérité le mal terrible du goût existentiel amer. Elle aboutit à la tentative de suicide. La seconde partie (après la tentative) est dominée par le grand jeu du délire, entre hallucinations et perceptions déformées. La rapidité d'effondrement, ou de revirement contextuel, illustre la sphère centrale de l'action qui se situe dans la mise en place d'un statut double. Un entre-deux qui produit lui-même une question universelle : la vie comme un enjeu. N'est-ce pas ici des lignes directrices qui établissent demeure dans nos esprits torturés? Silencieux ou affirmés, conscients ou inconscients, les sentiments que l'on a de nos vies respectives deviennent continuellement un enjeu. Dans l'immédiat ou dans l'intemporel, leurs flux se répètent sans arrêt. A la fois éphémères et infinis, ils soulèvent par là même un questionnement existentiel. Comme le personnage scénarisé par Bergman le fait, nous sommes dans l'entre-deux, un intérieur où il y aurait «deux», conjoints et séparés, quittant et résidant le même espace. Une ligne frontière où cohabitent autoportrait et /ou antiportraits du Soi.