Par Mouldi LAHMAR (université de Tunis) Dans une étude consacrée aux «origines sociales de l'Etat moderne en Libye», publiée en 2009 par le Centre d'études de l'Union arabe à Beyrouth, j'ai expliqué comment l'histoire de la construction de l'Etat moderne au Maghreb a eu lieu aux dépens des différentes dynamiques sociales traditionnelles productrices des «zaïm», c'est-à-dire des leaders : les leaderships guerriers bédouins, les leaderships maraboutiques religieux et les leaderships militaro-bureaucratiques urbains. Et dans ce cadre, j'ai surtout expliqué quelque chose qui pourrait nous faire comprendre pourquoi la révolution tunisienne a eu lieu sans leadership politique dominant : partout au Maghreb, l'Etat de l'indépendance a été bâti et s'est développé selon le principe du monopole de la production du leader politique, ou de la «zaâma». Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer les bases anthropologiques et sociohistoriques de ce phénomène, mais je pense que cette idée nous permettra de répondre à la question de départ. Le principe du monopole de la production du leadership exige, dans les sociétés où le champ politique organisé bureaucratiquement est très faible, que le fondement d'un groupement politique, qu'il soit ethnique, maraboutique, religieux ou partisan, se fasse autour d'un leader qui acquiert une position au sein de ce groupe telle qu'il devient, aux yeux de ses suiveurs, le producteur principal de l'action politique, ce qui lui permet, en retour, d'accumuler les ressources matérielles, sociales et morales pour les dominer. Et puisque ce type de leadership n'est pas tenu à respecter une règle du jeu formellement objectivée, il garde généralement son statut politique dans ce milieu jusqu'à son éviction ou sa mort. Dans l'expérience tunisienne moderne, le leadership politique a émergé dans une société où toutes les dynamiques de production des leaders traditionnels locaux et sectaires étaient sérieusement affaiblies par les effets des réformes du XIXe siècle, et aussi et surtout par l'action coloniale plus radicale dans ce domaine. Ainsi, lorsque les nouveaux leaders politiques de la Tunisie moderne ont vu le jour, principalement Habib Bourguiba et Farhat Hached, ils étaient des leaders de masses populaires qui n'étaient pas vraiment armées, n'agissaient pas à l'intérieur de cadres tribaux ou confrériques, et qui scandaient : «Nous mourrons, nous mourrons et la patrie vivra». Mais l'élargissement social et territorial du champ d'action des élites intellectuelles urbaines et de leurs leaders — lesquels ont inculqué aux ouvriers, aux petits commerçants, aux artisans et aux paysans l'idée de patrie — a eu lieu, dans la pratique, en interaction avec la reconstruction de l'Etat, qui ne possédait auparavant ni l'idéologie ni les moyens matériels appropriés pour imposer sa souveraineté politique au territoire qu'elle prétend contrôler. Cet événement a marqué une étape tout à fait nouvelle dans l'histoire de la construction du leadership politique en Tunisie. Car d'un côté, les leaders qui ont émergé dans ce contexte ont instauré une relation charismatique avec les masses, qui étaient en grande partie analphabètes et devenues relativement libres de leurs attaches traditionnelles, au moins pendant l'euphorie de la lutte nationale. Et d'un autre côté, ces nouveaux leaders ont commencé à voir dans la construction de l'Etat national un profond projet pour rompre définitivement ave le modèle de l'Etat maghrébin classique décrit par Ibn Khaldoun, et selon lequel l'Etat passe, au moment décisif, d'un groupement politique à un autre grâce à des leaders qui réussissent à fonder des groupements concurrents et prédateurs. Et pour cette raison, les leaders constructeurs de l'Etat national sont devenus très sensibles à l'émergence de leaders concurrents quels qu'ils soient, parce que cette éventualité pourrait ouvrir la voie à ce que Bourguiba appelait «le démon numide», c'est-à-dire les scissions et finalement l'anarchie. Ainsi, durant toute l'expérience tunisienne postcoloniale, et plus précisément entre 1956 et 1987, la dynamique politique était centrée sur et autour d'un seul leader qui était conçu comme un libérateur du pays et un sauveur des masses. Cet axe qui s'était installé au cœur de l'Etat et autour duquel tout tournait a empêché l'émergence de leaderships représentant des forces indépendantes sur le plan idéologique et organisationnel. Bien que Bourguiba ait bloqué toutes les dynamiques de production du leadership indépendant, il n'a pas vidé l'action politique de sa valeur positive, et ses opposants politiques étaient respectés, même s'ils étaient très souvent emprisonnés et parfois torturés. Cependant, l'interpénétration entre la construction de l'Etat national et le monopole de la gestion de la vie politique par le parti de Bourguiba a mis entre les mains des dirigeants de ce parti des moyens matériels et idéologiques absolument disproportionnés en comparaison des moyens dont disposent les opposants. Et c'est cette structure qu'a héritée le président déchu, lequel n'a pas fait l'expérience de l'action politique avec toutes ses valeurs nobles. Le président déchu n'était pas un leader politique, il est arrivé au pouvoir grâce à un coup d'Etat blanc et il a trouvé un parti ayant perdu, par l'usure du temps, sa brillante idéologie nationale. Et par conséquent, la conception du politique développée par la nouvelle élite du vieux parti de Bourguiba est devenue très marquée par l'utilitarisme cru et vulgaire : d'un côté, cette élite est allée trop loin dans l'usage des moyens de l'Etat pour soutenir son parti, et de l'autre elle a empêché, par la terreur, ses concurrents d'entrer en contact avec ceux qu'ils considèrent comme leurs «suiveurs» potentiels. Et lorsque l'étincelle de la révolution a jailli, et d'une façon ô combien symbolique, les acteurs politiques de l'opposition n'étaient encore que des opposants dispersés; pour certains, on entend à peine parler d'eux. Ils sont aujourd'hui en train d'apprendre comment devenir les leaders de la révolution des jeunes dont l'un des objectifs majeurs est de «dompter» le démon du leadership libre de toute règle du jeu formellement objectivée et contrôlée.