Par Hélé Béji - L'Université tunisienne, grâce au programme d'instruction publique général mis en place dès le début de l'Indépendance en 1956, pour alphabétiser les masses (garçons et filles sans distinction) et former des élites modernes, a été le fruit d'une philosophie de l'éducation qui a culminé dans les années 1990 avecla réforme fondamentale de Mohamed Charfi,surnommée la réforme des Lumières. Le statut de la femmeet l'édification de nombreusesstructures académiques, par leur rôle décisif dans la modernisation de la société, sont probablement les deux processus d'avant-garde qui ontpermisaux Tunisiens de faire une révolution pacifique le 14 janvier, à la mesure des valeurs humanistes que le système éducatif a répandues dans toutes les couches de la population. Le niveau éclairé de la société ne s'accommodait plus de la structure archaïque de son régime politique. De ce point de vue, on peut dire que la révolution politique du 14 janvier est l'aboutissement d'une démocratisation éducative liée au progrès des connaissances dans toute la société, et à l'élévation du niveau intellectuel de ses élites, grâce au travail colossal des enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur au service de l'idéal républicain. En Tunisie, l'Université a été non seulement le lieu où les valeurs cognitives ont été cultivées par les classes instruites, et ont nourri le creuset moderniste, mais celui où le projet réformiste tunisien, initié dès le XIXème siècle par l'Etat tunisien, aura le mieux progressé.Jusqu'à la Révolution, la Tunisiea donc vécu ce paradoxe d'un Etat séculier qui, tout en donnant les moyens d'éduquer massivement, n'accordait pas des droitsindividuels conformes aux nouvelles exigences légitimes des citoyens. L'esprit de la révolution est empreint de cette modernité contrariée et frustrée. Après les élections qui ont porté le parti islamiste au pouvoir, on voit très nettement se dessiner un renversement radical de priorité et de tendance. Le caractère républicain de l'Université, dont les méthodes de diffusion du savoir accompagnaient en même temps le travail d'émancipation intellectuelle par rapport au religieux, et renforçaient la distinction du religieux et du politique dans la société tunisienne, est désormais violemment remis en question par des factions fanatiques, dont le but fragrant n'est pas seulement d'assiéger les campus et d'interrompre les cours, mais d'abuserde la foi pour ruiner l'autorité du savoir comme système indépendant de toute allégeance confessionnelle. En somme, le savoir n'auraplus d'espace souverain par rapport à la foi. La liberté scientifique subit le harcèlementexalté d'une nouvelle police religieuse, qui veut soumettre la vie universitaire et le contenu des apprentissagesà la tyrannie de zélateurs superstitieux et ignorants, au nom de la« démocratie »,où les décibels des haut-parleurs coraniques postés au cœur du campus prétendent rivaliser avec l'enseignement lui–même. Non seulement on rend les cours matériellement impossibles, mais on disqualifie le savoir comme outil de maîtrise du débat, force du raisonnement, amour de la connaissance etargumentation éprouvée. La démocratie postrévolutionnaire est interprétée comme liberté discriminatoire laissée au pouvoir religieux. Un seul Livre chasse et remplace tous les livres. Le gouvernement n'a pas pris la mesure de la gravité de cette usurpation, et c'est le plus alarmant. Les ripostes des Conseils scientifiques universitaires, tous solidaires, sont restées lettre-morte politiquement. Leur ministère de tutelle ne les a pas défendus contre le troublemanifeste à l'ordre publicde ce nouveau prosélytisme agressif, qui menace les fondements de la tradition académique tunisienne sans que la puissance publique s'en émeuve outre-mesure. Au contraire, les universitairesne sont pas épargnés pardes critiquesdéplacées de la part du pouvoir exécutif, qui a manqué à son devoir de neutralité. Ainsi, à travers le malheur universitaire, quelque chose de vital se joue pour les Tunisiens. C'est la poursuite historiqued'un idéal éducatif qui,malgré les difficultés politiques, a constitué la genèse d'une culture de la tolérance où l'originalité tunisienne veut concilier les exigences de la modernité avec la foi traditionnelle de chacun. Les Universités ont joué un rôle clé dans la construction de cet humanisme civil. L'assaut contre l'Université est un assaut contre l'histoire tunisienne elle-mêmequi avait réussi à élever la Tunisie, grâce au travail de l'instruction, au rang des pays les plus éduqués du monde. Sa mission humaniste est menacée par la guerre que la superstition (qu'il ne faut pas confondre avec la religion)impose aux valeurs du savoir et des libertés académiques,par une perversion de la liberté d'expression en faveur de la violence idéologique. La mise à l'épreuve de l'Universitédans le dynamisme des savoirs qu'elle met au service de la démocratie illustre les premiers symptômes d'unerégression démocratique des valeurs humaines de la révolution, qui peut s'étendre progressivement à toutes les institutions politiques, et conduire à une nouvelle dictature.