Par Mezri HADDAD(*) C'est sur un support médiatique tunisien que j'ai voulu d'abord publier cette ultime tribune parce que je l'adresse principalement au peuple et surtout à la classe politique tunisienne toutes tendances confondues. Je ne suivrai pas le conseil de Maurice Maeterlinck, «s'il est incertain que la vérité que vous allez dire soit comprise, taisez-là». Qu'on oublie un seul instant l'auteur de cette tribune qui, tout de suite après sa publication, va se taire, mais pas à jamais comme le souhaitent certains. Dans trois mois, je publierai mon témoignage et je m'expliquerai sur mon passé d'opposant de la première heure, sur mon exil de onze ans, sur les raisons de mon ralliement à l'Etat sous la férule de l'ancien régime, sur ce que j'ai tenté de faire au sein de celui-ci ces dernières années et, surtout, sur ces deux derniers mois que notre pays vient de vivre. C'est de l'avenir immédiat de la Tunisie qu'il s'agit ici. Le 14 janvier dernier, en fin d'après midi, contre toute attente, Ben Ali est tombé. Je ne regrette pas sa chute même si je ne l'ai pas rêvée. Comme je l'avais écrit dans ma lettre de démission dans la matinée du 14 janvier et dont Le Monde a eu l'exclusivité, je voulais qu'il change, qu'il écarte à jamais le Raspoutine de Carthage, Abdelwahab Abdallah, qu'il arrête et juge les prédateurs et les corrompus, qu'il procède à des réformes politiques profondes. En vain. Je sais que tout le monde célèbre aujourd'hui la «révolution du jasmin» et que je devrais, par opportunisme ou raison politique, m'y associer, mieux vaut tard que jamais. Mais il se trouve que la raison qui a guidé toute ma vie ma réflexion autant que mon action, c'est la raison philosophique. Le dilemme, c'est que je n'ai jamais eu l'âme d'un révolutionnaire mais l'esprit d'un réformateur. Je n'ai jamais été séduit par Sartre auquel j'ai toujours préféré, admiré même, Raymond Aron. La «révolution du jasmin», je l'observe de loin et je la vois jour après jour s'éloigner de son essence et de sa finalité première. Elle commence à dégager comme une odeur de soufre, de sang et de règlement de comptes. Je ne voudrais pas qu'elle ressemble ni à la Révolution française, ni à la Révolution bolchévique, ni encore moins à la révolution khomeyniste. Je voudrais qu'elle conserve sa pureté morale, son originalité et son exemplarité; en un mot, sa tunisianité. Je peux comprendre qu'après 23 ans de musellement, le peuple ait besoin d'exprimer sa colère et sa liberté recouvrée. Mais ce peuple doit comprendre à son tour qu'en l'absence de la paix civile et de l'Etat de droit, la liberté devient un poison mortel ; qu'il n'y a pas de paix civile sans la permanence de l'Etat. C'est l'un des plus illustres précurseurs de la Révolution française qui disait : «La liberté est un aliment de bon suc et de forte digestion; il faut des estomacs bien sains pour le supporter». Et c'est le même Rousseau qui disai : «S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes». En disant cela, je ne suis pas dans l'essentialisme, l'ethnocentrisme ou le culturalisme suivant lequel certains peuples sont prédisposés à la démocratie et pas d'autres. J'ai au contraire toujours défendu la thèse contraire en insistant sur le réformisme et sur le gradualisme dans la quête de la démocratie en terre d'Islam. Par sa révolution, le peuple tunisien a démontré qu'il n'accepte plus la servitude volontaire, qu'il mérite amplement d'être libre. Il lui appartient désormais de montrer sa maturité pour la démocratie. Or, ce qui se passe depuis la chute de Ben Ali suscite l'inquiétude. La foule qui manifeste et qui hurle «Dégagez vermine», «Jugeons tous les ministres de l'ancien régime» n'est plus spontanée mais manipulée. Le régime qui s'est effondré n'était ni pétainiste ni national socialiste et les ministres qui l'ont servi n'étaient pas tous d'affreux autocrates ou des corrompus. Mohamed Ghannouchi est l'un des meilleurs économistes du pays à qui la Tunisie doit sa croissance, mise à mal aujourd'hui. Kamel Morjane est l'un des meilleurs diplomates du pays qui a passé une grande partie de sa carrière en tant que haut fonctionnaire international au sein du Haut commissariat des Nations unies (HCR). Ahmed Friaâ, agrégé de mathématiques et ancien des Ponts et chaussées, est un démocrate que Ben Ali a écarté depuis des années. Moncer Rouissi qui est un sociologue au parcours progressiste a été lui aussi écarté. Jusqu'à l'organisation des élections, la Tunisie a besoin de ces hommes compétents et intègres. Il y en a d'autres. Je rends hommage au passage à Mustapha Filali et je salue le courage et le sens politique d'Ahmed Néjib Chebbi, de Maya Jeribi, de Taïeb Baccouche et de Mustapha Ben Jaffar, en dépit de sa démission du gouvernement provisoire sous la pression de la rue. Il faut se souvenir de la France post-collaborationniste. Même après le retour triomphal de de Gaulle en 1945, passées les premières purges sous la pression des communistes, les hauts commis de l'Etat sont restés en poste et certains s'y sont maintenus jusqu'à la présidence de François Mitterrand ! La foule, galvanisée par certains opposants jusqu'auboutistes y compris l'Ugtt, cette grande muette depuis 23 ans et dont la surenchère aujourd'hui n'a d'égale que la platitude d'hier, exige aussi le départ de tous les anciens ministres et la disparition du RCD. Du RCD, je n'en ai jamais été membre, mais ce rassemblement n'était pas un parti nazi et ses cadres et militants ne sont pas des fascistes. Comme toutes les administrations et structures de l'Etat, le RCD a été gangréné par le clientélisme et le culte de la personnalité. Il faudrait en extraire les mauvaises herbes, rappeler ceux qui l'ont quitté ou en ont été exclus et le rebaptiser : soit PSD, son nom jusqu'en 1988, soit le ramener à sa forme originelle de Néo Destour. Ce parti fondé par l'illustre et inégalable Habib Bourguiba ne doit pas disparaître. Et ceux qui dans l'effervescence révolutionnaire veulent aussi juger la république de Bourguiba dévoilent déjà le type de régime qu'ils entendent instaurer. Bourguiba, dont Ben Ali et ses acolytes ont voulu effacer toutes traces, doit rester ce père de la nation, ce fondateur de la république, ce libérateur de la femme, cet allié de l'Occident qui a su incarner l'esprit du peuple et contribuer de façon décisive au rayonnement de la Tunisie dans le monde. Le bourguibisme a un avenir en Tunisie. Cet impératif irresponsable et insensé de faire le procès de la Tunisie depuis 1956 est un signe qui annonce la couleur du futur régime. Le signe contraire, celui qui indiquera que la Tunisie est sur la bonne voie démocratique, serait d'inclure dans la nouvelle Constitution la séparation du religieux et du politique. Ce n'est pas pour exclure les islamistes d'un processus démocratique auquel ils ont le droit de participer, mais c'est pour rappeler que la démocratie, la véritable démocratie implique la sécularisation que je ne confonds pas avec le laïcisme. Les Tunisiens n'ont pas attendu 55 ans pour avoir une «démocratie islamique», mais pour obtenir une démocratie identique à celle qui a fait la grandeur de la France et la splendeur des Etats-Unis. L'auteur de l'ancien régime et la révolution, le très fin observateur de la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville, écrivait : «En s'unissant aux différentes puissances politiques, la religion ne saurait donc contracter qu'une alliance onéreuse. Elle n'a pas besoin de leur secours pour vivre, et en les servant elle peut mourir». Le père de la renaissance islamique (la Nahda), Mohamed Abdou, contemporain de Tocqueville, ne disait pas autre chose : «Chaque fois que la politique a investi la religion, elle en a anéanti les fondements et dévié l'esprit». Il en va de même chaque fois que la religion a investi la politique. Que ceux qui planchent sur la rédaction de la nouvelle Constitution y pensent. Que la classe politique médite cet ultime appel patriotique. Peut-être qu'au moment où cette tribune sera publiée les anciens ministres que j'ai cités ne feront plus partie du gouvernement intérimaire. Ce serait une grande perte pour la Tunisie et le symptôme que notre pays va devoir affronter une phase troublante et porteuse de tous les périls. Alea jacta est. Philosophe et ambassadeur démissionnaire de la Tunisie auprès de l'Unesco