A peine croyable, il y a seulement quelques jours, l'idéal d'une Tunisie enfin en paix prend forme et substance. Le cauchemar Ben Ali, qui paraissait insurmontable, s'est brusquement effondré, ouvrant ainsi une brèche dans cette forteresse qu'on disait imprenable. Le livre de Mohamed Kilani, paru le 28 janvier dernier, évoque les tourments des Tunisiens livrés à eux-mêmes et en butte à un pouvoir répressif et corrompu. L'acte courageux de Mohamed Bouazizi — bien que le suicide relève d'une transgression de la loi divine, consciente et volontaire — est a priori légitime. Il a permis à l'auteur de dégager les sombres ressentiments et la douloureuse rancœur, nés d'un sentiment de profonde injustice qui a pris de l'ampleur au fil des années. De graves outrages à la dignité humaine commis par un dictateur à l'encontre de son peuple qui a naïvement cru et vu en lui, à la date de son arrivée au pouvoir, l'incarnation de la délivrance et du salut, un homme providentiel venu à point nommé pour sauver un Etat à la dérive. Le trop-plein de M. Kilani est parvenu à un certain niveau de saturation extrême qui est allé au-delà des limites de la patience, jusqu'à déborder de son cadre avec la décision de publier en un temps record cet ouvrage écrit après les événements de Sidi Bouzid et dont la parution était prévue pour le 20 janvier 2011. Sauf que le bouclage devait intervenir le 28 janvier, soit au lendemain du remaniement du gouvernement d'unité nationale, étant donné les changements imprévus qui se sont précipitament succédé et dont chacun était la conséquence du précédent. Dans la tourmente révolutionnaire La révolution tunisienne est en train de marquer une transition entre un régime corrompu jusqu'à la moëlle qui tombe en ruine et un ordre nouveau qu'on espère plus juste et qui se fonde sur l'équité, la morale et le strict respect du droit de chacun à une vie digne, à l'abri de toute atteinte aux libertés publiques. Le martyr Mohamed Bouazizi ne s'est pas abaissé et déshonoré au point de demander la charité. Bien au contraire, il a préféré s'immoler par le feu. Par sa mort, il racheté son suicide, expié ses péchés et réparé le tort des Tunisiens qui l'ont vu mourir, sans que cela n'éveille, sur le moment, le moindre écho dans la presse officielle. Il aura fallu la sourde détermination des jeunes Tunisiens pour rompre le silence lourd de sombres présages et en découdre avec des errements devenus intolérables. C'est surtout de démocratie que Mohamed Kilani a parlé. Il l'a comparée à un nouveau-né, venu prématurément au monde parce qu'ayant subi l'accélération de l'histoire. Fragile, le bébé est placé en couveuse. A nous de l'entourer de soins, d'attentions et de vigilance pour qu'il parvienne à la pleine maturité de son développement physique. Il faut également prendre soin de la mère dont le rétablissement est indispensable, cette mère étant assimilée dans le livre à la patrie. Autopsie d'une dictature en décomposition Dans «La Révolution des braves», il est question de la lente mais sûre ascension de Ben Ali, placé sur orbite par les soins de Abdallah Farhat, tel un loup dans la bergerie, au ministère de l'Intérieur en 1978. Il y est également question de l'insurrection intellectuelle menée par une élite composée de Kamel Labidi, Larbi Chouikha, Mohamed Belarbi, Sihem Ben Sedrine, Omar S'habou, Hamma Hammami, Radhia Nasraoui, Hichem Gribaa, Hamadi Redissi… ou encore Mokhtar Yahiaoui, le magistrat qui ne transige pas avec l'application de la loi et qui a eu le courage et l'audace d'avoir dénoncé la mainmise du président déchu sur l'appareil judiciaire. L'auteur y parle aussi du pillage systématique des biens publics et privés et la domination exclusive et abusive de tous les secteurs de l'économie de la part du clan des Ben Ali, Trabelsi et Matri qui ont été dénoncés et révélés dans les détails, l'islamisme et la menace intégriste pesant sur le pays, du RCD et de son implication directe dans les troubles qui continuent d'agiter la Tunisie, de l'absence de la Charte de la République, rappelée justement par Chedly Ayari, économiste et ancien ministre de Bourguiba, de l'origine de toutes les dérives observées depuis l'Indépendance, du retour des vieux réflexes, de l'apprentissage de la civilité et de la politique, des émeutes de Redeyef en 2008 et du bassin minier de Gafsa qui ont sonné le glas de la révolte de 2011, de la cacophonie observée au niveau des débats télévisés, dès le déclenchement des évènements et enfin de l'après-Ben Ali. Voici en gros cette «Révolution des braves», écrite dans une encre qui n'a pas encore séché. Prions pour que cette révolte profite à tout le monde et qu'elle ne soit pas déviée de sa trajectoire ou orientée sur la pente savonneuse de la dictature. * La Révolution des braves, de Mohamed Kilani, Simpact édition, Tunis, janvier 2011.