Par Khaled TEBOURBI Il y avait de l'idée au début de la révolution tunisienne. Une pensée de base, un fil conducteur. Soulèvement social d'abord, puis demande de liberté et de dignité, et un objectif unanime pour finir : l'avènement d'une démocratie. Est-ce encore le cas quatre semaines après ? Pas sûr. Ne parlons pas de l'euphorie brouillonne qui a gagné le pays, ni de l'excès de manifestations ou du désordre des villes. Les Tunisiens rattrapent une liberté longtemps interdite, longtemps contenue. Rien de plus logique. Ne parlons même pas d'insécurité. Toutes les révolutions naissantes connaissent un «regain» de délinquance, affrontent des milices ennemies. La révolution portugaise des œillets a mis près de seize mois pour en venir à bout. Normal que l'on s'y attarde à notre tour. Non, ce qui suscite des craintes, aujourd'hui, ce qui inquiète même, ce sont ces grèves par dizaines et ces revendications par centaines qui surgissent de toutes parts, exigeant tout séance tenante, immobilisant des entreprises entières, effarouchant les investisseurs, dilapidant argent et acquis, ajoutant pertes à pertes. Là, attention !, on n'est plus dans l'euphorie brouillonne, on touche à l'économie d'un pays. On n'est plus dans la pensée révolutionnaire, on est dans l'inconscience citoyenne. Voire, les experts avertissent : au train où vont les choses, dans trois mois, dans quatre au plus, notre balance commerciale risque de virer au rouge, et (qu'à Dieu ne plaise !) l'Etat ne pourra plus nous payer nos salaires. Trois ou quatre mois c'est juste demain, c'est peut-être maintenant. Que faire alors ? Appeler à la patience ? User de pédagogie ? Plus de marge ! Plus le temps ! Agir maintenant ! Ce qu'il faut d'abord, c'est se dire les vérités en face. Jusqu'à celles qui blessent. Rappelons, par exemple, que ce sont les jeunes de Sidi Bouzid, de Rgueb, de Kasserine, de Thala, de Médenine, de Kairouan et du Kef qui ont été en première ligne de la révolution au péril de leur vie, et au prix de leurs martyrs, pendant que nous suivions leur sacrifice dans le confort de nos salons. Ce sont eux qui ont priorité à réclamer des emplois, à revendiquer des titularisations et des augmentations, et non pas les milliers et milliers qui s'attroupent devant les administrations et les compagnies privées pour demander le renvoi de tel ou tel directeur, le réajustement de tels ou tels statuts. Et l'octroi d'un arriéré d'heures supplémentaires. Décence, s'il vous plaît ! Rappelons, aussi, que cette révolution s'est fixé des objectifs précis. Une dictature a été délogée, une démocratie doit prendre sa place. Nulle digression, nulle interférence entre-temps. Des régions entières vivaient sous le seuil de la pauvreté, c'est à elles, avant tout et tous, que l'on doit consacrer nos ressources et nos efforts. Quand les élections libres auront lieu, quand ces régions seront sauvées, sorties de l'insoutenable misère où elles croupissaient, alors oui, nous pourrons, tous, sans exception, y aller de nos requêtes. Ce qu'il faut surtout, maintenant, c'est agir pour remettre la transition révolutionnaire dans le bon ordre. Comment ? Simplement en appliquant la loi et en encadrant les mouvements sociaux. Ce n'est pas travestir ou trahir les principes démocratiques et les idéaux de la révolution que de s'opposer aux abus, sinon aux surenchères de la revendication. Pas plus qu'interdire des étals ou des constructions à la sauvette, n'est contraire à la liberté de construire ou de commercer. La centrale syndicale, pour sa part, peut fort bien épargner au pays l'agitation houleuse de ses bases, en négociant de délégués à patrons. C'est l'économie d'un pays qui est en jeu. Et si l'économie du pays vacille ou flanche, c'est tout le rêve démocratique qui est mis en danger. Ce sont les libertés chèrement acquises, fièrement arborées, célébrées, qui peuvent se volatiliser, à jamais cette fois ci. De grâce, il y a urgence, grosse urgence ! Pas encore gagné Idem pour l'Egypte, dont nous saluons, du fond du cœur, la conquête historique. Elle, non plus, une fois le despotisme mis à bas, n'est pas au bout de ses peines. Déjà au lendemain du vendredi 11 février, et alors que les jeunes de la place Ettahrir criaient encore leur bonheur, des revendications salariales s'élevaient un peu partout, une chasse aux sorcières s'organisait au siège de la télévision, dans les banques et les entreprises publiques. Qui plus est, si Moubarek est parti, l'armée reste bien aux commandes. Un effectif pléthorique suréquipé, comptant un demi-million de soldats, plus le gouvernement de Ahmed Chafiq, autre militaire de rang désigné par le régime déchu, plus, nous apprend-on, une fortune propre en investissements divers et en biens immobiliers évaluée à la moitié du PIB national. Outre la vague corporatiste qui pointe du nez et qui peut entraîner des risques économiques comme en Tunisie, il y aura un appareil de l'armée, apparemment résolu à conserver ses privilèges. Sans compter son engagement ferme, clairement annoncé, à respecter à la lettre les accords de paix avec Israël. Hassanine Haykel a sans doute tort de relativiser le mérite de la révolution tunisienne («elle avait affaire à un dictateur chancelant», a-t-il observé non sans indélicatesse), mais il a bien raison de conclure que pour l'Egypte, la partie est loin encore d'être gagnée. Tout un système reste encore en place, et l'Amérique veille «scrupuleusement» au grain. Ce n'est pas peu, ce ne sera guère facile. Courage frères, tenez bon!