Par Khaled TEBOURBI Oubliée «la majorité silencieuse»? Oui, sans doute, mais elle n'a pas manifesté, elle ne campe pas à La Kasbah, elle ne rallie pas de mouvements politiques ou civils, déjà, elle n'était pas en première ligne lors des soulèvements, là, après la chute de Ben Ali, elle n'est pas active, elle n'est même pas réactive. Or, cela compte et cela se décompte, d'agir dans une révolution, d'y faire entendre sa voix. A défaut, c'est que l'on accepte de subir l'histoire, d'une certaine manière, on se met à l'abri derrière ceux qui la font. Est-elle même majoritaire cette majorité qui ne bouge pas? Pas sûr. Parmi elle, il en est, certes, qui ne sont pas d'accord sur la tournure que prennent les choses depuis le 14 janvier. Sur les sit-in et les grèves qui bloquent commerces et entreprises, sur la sécurité qui se relâche, sur ces partis qui affleurent partout, sur ces orateurs, surgis de nulle part, qui sillonnent les médias. Mais il en est, aussi, et beaucoup, qui s'en frottent les mains de joie. Comme tout le monde, ils goûtent à la liberté retrouvée et de désordre et de «gabégie» ils s'accommodent au fond, pourvu qu'ils la gardent cette liberté, pourvu que le pays puisse aller jusqu'aux élections. Pour tout dire, rien n'est tout à fait clair encore. Et les mises en garde et les recommandations du premier ministre démissionnaire, Mohamed Ghannouchi, n'ont pas l'évidence qu'il veut bien laisser croire. Pour l'heure, en fait, on est dans les normes classiques d'une situation révolutionnaire. Une avant-garde populaire qui monte au créneau, radicale, intransigeante sur ce qu'elle a arraché au prix de ses combats et de ses martyrs. Une élite qui lui emprunte le pas, peut-être pour la canaliser, l'orienter, peut-être aussi, pour «prendre le bon wagon». Une société disparate, partagée, qui observe à distance, qui subit même, mais dont on ne peut préjuger, à l'avance, ni de la bannière, ni du choix. Des récalcitrants de l'ancien régime, enfin, ex- dignitaires, ex-priviligiés, ultras et nostalgiques, mécontents, intriguants ou saboteurs, contre-révolutionnaires en un mot. Quoi qu'on dise, quoi qu'on suppute, ce tableau, ce scénario sont ceux de toutes les révolutions. Ils se sont vérifiés en Espagne, au Portugal, en Ukraine, à chaque fois qu'une révolution démocratique s'est mise en branle. S'en effaroucher, s'en inquiéter, mettre en garde contre leur «chaos», leur «dérive sociale ou économique», désigner leurs «ennemis cachés» ou distinguer ses «fidèles», ne sert pas à grand- chose. Ces révolutions n'obéissent, en définitive, qu'à leur seule et unique logique révolutionnaire. Elles finissent, presque toujours, par faire, elles-mêmes, leur propre tri. Simplement, par faire, place nette devant elles… ou basculer de leur propre fait. Ni plus ni moins. Et nos réalités? Comme elle se présente, quarante jours après, la révolution tunisienne court-elle le danger de se saborder de l'intérieur? Voilà la vraie question. Les «rescapés» du RCD, leurs milices et leurs casseurs à la solde n'ont pas l'importance que leur accorde Mohamed Ghannouchi. Ils seront neutralisés, parce qu'à court ou moyen terme, ils seront bien obligés de quitter leurs repaires, de se manifester à visages découverts. Non, le vrai risque qui guette cette révolution sera celui de ses propres excès et de ses propres contradictions. Les excès existent. Ce n'est que naturel au début. On passe de 23 ans d'oppression absolue à un mois de liberté totale. L'euphorie se joint à l'excitation. On veut tout rattraper séance tenante, on veut tout maintenant. On le voit aux contestations de foules, aux grèves, aux «Dégage» qui apostrophent ministres, gouverneurs, patrons d'entreprises, à «la chasse aux sorcières» qui n'épargnent quasiment personne. On le voit surtout à la radicalité et l'irascibilité de l'avant-garde de la Kasbah, à celles, tout aussi dures et déclarées de la centrale syndicale, des partis politiques, des magistrats, des avocats et de presque toutes les autres organisations de la société civile. Un gouvernement a sauté sous cette pression sans concession, puis un Premier ministre, puis, très probablement, ce sera le cas de la majorité de son équipe, et il n'est pas sûr que M. Caïed Essebsi pourra échapper à la lame de fond. Pas question de mettre en doute la sincérité des uns comme des autres. Mais protéger une révolution dans un tel jusqu'auboutisme peut nuire à la paix sociale, à la sécurité, à l'économie d'un pays. Nous ne sommes peut-être pas suffisamment prêts au choc. Nos ressources sont limitées et nos structures économiques restent fragiles, pour l'essentiel dépendantes. Sans tout concéder de nos principes et de nos idéaux, ne devons-nous pas regarder nos réalités ? On s'habitue au diktat Contradictions, aussi. Aujourd'hui ce sont les «sit-in» et les élites qui font la décision. Légitimité révolutionnaire, soit. Mais les campeurs de la Kasbah, les chefs de parti et les syndicalistes abandonneront-ils ce pouvoir après les élections ? Qui s'habitue au diktat s'en débarrasse difficilement. Ça en a plutôt l'air en tout cas. Le front du 14 janvier refuse ferme d'être simplement consultatif. Et à force d'avoir gain de cause, la jeunesse des régions ne semble pas tant disposée à relâcher son étreinte de sitôt. Songeons-y tous déjà : la démocratie de demain pourrait fort bien déboucher sur une «dictature de la rue». Pas clair, on l'a dit.