Ce que nous vous proposons ici, ce n'est ni un plaidoyer ni une dissertation, c'est une prise de contact direct avec la réalité. Parce qu'écrire, c'est un peu comme déplier une carte routière : on découvre sa route à mesure qu'on l'accomplit. Oui, écrire c'est tout à fait ça : c'est suivre du doigt. Que se passe-t-il en Tunisie ? Et que ne se passe-t-il pas aussi ? Entre toutes ces têtes où a fonctionné un comité central et ce monde électrique, les plombs ont sauté : l'espace de trois à quatre semaines, l'on est déjà bien loin de ce monde où le mot d'ordre était «censure». En tout cas, c'est réellement un miroir promené par des hommes et des femmes qui meurent de se taire, c'est aussi la confirmation du retour du jeu, du subjectif que nous sommes en train d'annoncer. Fini donc le temps où l'on ne souffre ni discussion ni remise en cause. Et pourtant… Manger. Ne pas être mangé. Se reproduire. C'est ça la loi de la biologie. En politique, c'est un peu ça aussi. Tout comme la nature, elle craint le vide, la politique. C'est ce qui dérange un peu dans le nouveau paysage qu'est en train de découvrir le pays de ce côté. Un beau paysage, nouveau du genre, où tout le monde ou presque s'est réveillé, dans une grande liesse, pour se découvrir un nouveau visage chargé de nouvelles expressions. Celles d'une grande victoire, d'une dignité retrouvée, d'une civilité et citoyenneté, acquises ou retrouvées… Bien sûr, toutes les langues se sont déliées, d'un seul coup, dans une grande euphorie difficile à décrire tellement la félicité est grande. Chacun ou presque s'est découvert en train de parler politique, tout en mettant l'accent de la passion, pour y traduire son univers intérieur en la matière avec une force et une conviction auxquelles il nous est aujourd'hui impossible de demeurer insensibles. Oui, mais…immense naïveté ou incommensurable prétention, je ne sais que choisir. Tout le monde, ou presque, est en train de «vendre» à son peuple un produit qui est encore en gestation, allez donc décrire un bébé avant sa naissance. Maintenant que la Révolution a éclaté et que l'on continue à la consommer, il ne faut pas se contenter de parler si l'on veut faire preuve d'efficacité aux yeux de son peuple. On ne devrait jamais attendre d'une révolution qu'elle s'attribue plus de qualités qu'elle n'en a. Certes, notre civilisation verbale a les racines dures, mais il s'agit de bien faire maintenant et de parler ensuite. Une politique adhérant à cet ordre de priorités peut difficilement échouer. Il s'agit donc de concilier les exigences du cœur, de l'œil et du cerveau. Alors, parlons peu. Parlons vrai. Bien sûr, il y a ce grand hommage que l'on se doit de continuer à rendre au jeune Mohamed Bouazizi qui fait désormais partie de l'histoire du pays. Sans le vouloir, avec pudeur, dans une maîtrise tranquille de sa révolte, dans un geste franc parce qu'honnête, et sans doute encore innocent, il a été une étincelle. Il a tout juste voulu crier son mal-être en s'immolant par le feu. Et ce faisant, il a mis le feu à toute une poudrière. Celle d'une grande colère tant contenue et comprimée par toute une jeunesse en première ligne et, derrière elle, tout un peuple. Mais rien ne se perd et rien ne se crée. Tout se transforme. C'est le cas de le dire à propos de tout un chacun du peuple tunisien. Sans qu'il y ait une quelconque préparation, organisation ou attente, il y a eu le geste du jeune Bouazizi. Depuis, cela a été la révolte contre tout l'ordre établi et tout est devenu politique. Tout à la fois sur fond de grande colère et réjouissance populaires. Loin de toute caricature, bien entendu, parce que ce serait une insulte pour la mémoire d'un peuple en pleines effervescence et mutation. Du petit enfant au vieux grand-père, en passant par le jeune ou autre moins jeune, tout le monde est de la partie ! Bien sûr, il y a cette grande euphorie d'une liberté découverte ou retrouvée, toutes ces vérités au grand jour étalées, ces attentes et aspirations exprimées, ces soifs de franc-parler étanchées… Mais par moments ou endroits, sur telle ou telle chaîne télévisée, dans tel ou tel café… l'on a l'impression que l'on veut tout changer à la fois. Et le tout en même temps. Tout le monde devient ou se veut le tuteur patenté de tout le monde. Alors, jusqu'où va-t-on trop loin ? Certes, ces manifestations ou interventions, axées dans leur diversité sur la délicate recherche de la démocratie et des réponses aux attentes du peuple, sont présentées le plus souvent de façon simple, mais personnelle, avec une attitude sincère, mais le tout est d'être nationaliste maintenant. En optant pour une meilleure concertation auprès d'un consensus national qui regrouperait toutes les sensibilités politiques. Pour une partie transitoire. Pour le moment, unissons nos rangs. Mettons de l'ordre dans la maison, il y va de l'intérêt de la demeure. L'on est en train d'aller un peu trop loin avec le verbe qui a de plus en plus mal à épouser l'action, maintenant. Certes, notre démocratie qui est à ses premiers pas rassure déjà contre les risques d'un infarctus politique. Dans un premier temps du moins. Mais un sentiment de vertige commence à se dessiner devant pareille prolifération politique dans les rangs. Un peu plus tard risquent d'apparaître les signes d'une franche panique. Alors arrêtons un peu. Terre de surenchères, ayons le sens de la mesure. Evitons tous les risques de dérapage, dans un sens ou dans l'autre, à notre révolution chérie par tout un peuple et saluée par tout un univers, une révolution jusqu'ici exemplaire à plus d'un titre. Allons donc. Plus personne ne pourra usurper les nouveaux biens et acquis démocratiques du pays. Ni détourner ses fonds de forces vives et hautes compétences d'une toute autre stature internationale. Alors arrêtons de feuilleter le passé. Sur fond plein d'affirmations, d'infirmations, d'insultes, de démonstration de biceps… Maintenant que le peuple a crié sa grande colère, ce qui est fort légitime et compréhensible, évitons le retour à la verticale, resserrons nos rangs et avançons. Conjuguons au présent les verbes de l'espérance… et agissons surtout. Avec détermination. Il y va de la bonne santé de notre pays chéri.