Par un collectif de cadres de l'INS Au lendemain de la révolution, le 22 février 2011, un collectif de statisticiens de l'Institut national de la statistique publiait dans les colonnes du journal La Presse un article intitulé «Rendons les statistiques publiques au peuple !». Ces ingénieurs attiraient l'attention sur le rôle central du système statistique et le penchant naturel qu'ont tous les gouvernants, quel que soit le système politique en place, à asservir le chiffre ou tenter au moins de l'influencer. Ils prévenaient notamment que «si la Tunisie s'est résolument engagée dans la voie démocratique, ses futurs gouvernements élus devront néanmoins faire face à une défiance du citoyen et de la société civile à l'égard des statistiques publiques si celles-ci devaient continuer à être produites sous le contrôle étroit des décideurs politiques». Or des statistiques publiques crédibles sont la monnaie du débat démocratique : elles permettent aussi bien aux gouvernants de mener leurs politiques mais également à l'opposition, aux syndicats et à la société civile de les évaluer et de présenter éventuellement des contre-projets. Le système statistique public revêt donc une importance cruciale car il constitue un juge de paix permettant aux différents intervenants d'avoir une base commune de débat et d'action. Depuis un an, et malgré un contexte social difficile, les agents de l'INS ont fait de leur mieux afin d'améliorer l'image et la qualité effective des produits statistiques. Ils ont dû par ailleurs défendre à maintes reprises leur indépendance naissante, condition sine qua non au bon accomplissement de leur mission de service public. Mais ces fragiles acquis semblent aujourd'hui remis en question par l'autorité politique en place. En effet, depuis deux mois, l'INS ne semble plus être au diapason de ses donneurs d'ordre. La première escarmouche est venue du Premier ministre qui annonçait dès le 19 janvier 2012 un taux de croissance de -1,85% (sic) pour l'année écoulée ! Contrairement à ce qu'on voulait bien laisser croire, ce chiffre qui ne renvoyait à aucune source mais qui revêtait néanmoins un habillage officiel n'avait rien à voir avec l'INS qui, comme tout institut sérieux, ne pouvait se prononcer avec autant de célérité et de précision (à la deuxième décimale près) sur le chiffre de la croissance économique à ce moment-là. Ne se contentant pas d'une simple ingérence technique, le ministère de tutelle décide un mois plus tard de s'attaquer au personnel de l'institution. Le directeur général se voit ainsi refuser le droit de se rendre à la Commission annuelle des Nations unies sur la statistique où, pourtant, une session spéciale était prévue, le 28 février, concernant l'impact du Printemps arabe sur les systèmes statistiques de la région Mena. L'absence remarquable de la Tunisie face à la présence égyptienne et marocaine a sûrement aidé la communauté internationale à se forger une opinion sur cette question. Dans la foulée, toutes les missions de coopération technique des cadres de l'INS ont été gelées, ternissant l'image de l'institution et de l'Etat tunisien à l'étranger. Ces hostilités n'ont fait que creuser le fossé entre l'INS et le ministère du Développement régional et de la Planification, à l'heure où les efforts devraient se conjuguer pour bâtir un nouveau schéma de développement à même de réaliser les objectifs socioéconomiques de la révolution. L'estocade a enfin été portée le 12 mars quand, par un simple coup de téléphone, le chef de cabinet du ministre a signifié au directeur général de l'INS (pourtant installé depuis moins de six mois) qu'il était relevé de ses fonctions, sans aucune autre forme de procès. Quelle que soit la motivation d'un tel acte, le signal qu'il renvoie est largement négatif et ne peut que renforcer les interrogations sur les véritables intentions de l'autorité politique concernant sa relation au système statistique. Plus que jamais, il est de bon aloi de rappeler que, dans une démocratie, le système statistique est certes destiné à informer le gouvernement mais se doit également d'informer le public sur le gouvernement ! Ce système ne peut donc fonctionner que si les dispositions relatives à l'indépendance technique et professionnelle de l'INS sont garanties dans les faits et dans les textes de loi. Aujourd'hui, de tels garde-fous sont malheureusement absents de l'arsenal législatif et les récents dépassements risquent donc de se multiplier. Il est urgent que les élus du peuple et la société civile se saisissent enfin de cette question s'ils ne veulent pas d'un nouveau «miracle tunisien» qui ne serait encore une fois qu'un simple mirage statistique. Suivent 41 signatures