Dix-sept mois. Telle aura été la durée d'une éclipse qui a mis fin sans crier gare à un compagnonnage long d'une bonne dizaine d'années entre cette rubrique et un lectorat qui s'est étoffé au fil des ans et qui lui est resté fidèle comme en témoignent les très nombreuses réclamations exprimées de diverses manières. Et voilà que, au bout du tunnel, le printemps de la révolution tunisienne est venu faire reverdir le paysage médiatique et refleurir les tiges flétries par le long hiver de l'arbitraire. Cela n'empêche pas de poser la question de l'utilité de cette rubrique et de la pertinence de son maintien en dépit de sa longévité. Pour répondre à cette question, qu'il nous soit permis de remonter aux sources d'une expérience assez singulière dans le panorama médiatique tunisien. Au départ était un projet politique. En d'autres temps où les perspectives d'une évolution normale et, surtout, méritée de par les sacrifices consentis et le degré de maturité acquis par le peuple tunisien qui l'habilitaient à assumer pleinement sa destinée, le discours officiel colportait l'idée indécente que nous n'étions qu'une poussière d'individus agglomérés par la seule volonté d'un homme, après lequel homme il n'y aurait plus que le déluge. L'arbitraire qui sévissait et empêchait toute forme d'action politique civilisée plaçait la nation dans la perspective d'un choix entre la soumission et le recours à la violence (des bombes artisanales ont explosé, notamment dans un hôtel de Monastir, durant l'été 1986) cependant que les thuriféraires continuaient de flatter les tendances paranoïaques et mégalomanes d'un homme qui faisait naufrage. Et c'est là que s'est imposé à nous une évidence : la mémoire collective est un enjeu à multiples dimensions, y compris sur le plan politique. Au discours qui prétendait situer la naissance de notre nation aux environs de 1903, il fallait opposer l'histoire trois fois millénaire du plus vieil Etat du bassin occidental de la Méditerranée. Une histoire inscrite dans la continuité des faits politiques, militaires et institutionnels ; inscrite aussi dans le paysage humain, mais également sur le terrain dans la diversité de ses ressources naturelles et civilisationnelles. D'où l'idée d'entreprendre ces vadrouilles hebdomadaires appelées à agir comme des révélateurs de la consistance, de l'étendue et de la richesse de notre passé, ainsi que des promesses qu'il recèle en vue de la restauration de la dignité perdue. Un patrimoine à assumer dans son intégralité Treize mois après le lancement de cette rubrique, nous célébrions dans l'euphorie le coup d'Etat médical du 7 novembre 1987. Et ce n'est pas sans une pointe de satisfaction mêlée de fierté que nous avons relevé la glorification à longueur des premiers discours de nos 3.000 ans d'histoire. La réalité allait se charger au fil des jours de nous instruire de l'immensité de la supercherie. Et nous en avons très rapidement ressenti les effets sur le terrain, lors de nos expéditions à travers le pays. Décalage entre le discours et la réalité, mais également une surdose de cynisme et de mépris. Autant que possible–mais c'était chaque jour plus difficile , nous avons dénoncé les dérives. Nous avons décrié plus ou moins ouvertement les fouilles clandestines (par exemple, celles effectuées avec de gros moyens du côté de Jedliène), dénoncé les atteintes portées au patrimoine (par exemple, le cas le l'exploitation abusive et hautement nuisible de la carrière du côté du site archéologique unique dans son genre de Bulla Regia, dans le gouvernorat de Jendouba), attiré l'attention sur les confiscations du patrimoine (par exemple, à Chébika, dans le gouvernorat de Tozeur). Sans parler du laxisme dans la préservation et la gestion des sites et monuments (par exemple, le cas de la nécropole de Tourbet El Bey, à Tunis). Dans des sous-rubriques distinctes, nous avons célébré et défendu la nature et le patrimoine immatériel, en particulier l'héritage culinaire de notre pays. Dans les limites qu'imposait le statut de notre journal, nous nous sommes exprimés ouvertement ou par allusion. Tout cela, sans la moindre illusion, mais avant tout pour prendre date. Si on nous a fait taire (et nous pensions que cela pouvait être pour toujours, dans cet espace), c'est que, fort probablement, nous avons dérangé. Et à travers les révélations de ces dernières semaines — et il y en aura bien d'autres, probablement plus graves encore — nous avons pu mesurer jusqu'à quel point l'establishment était compromis dans ce que nous dénoncions. Et aujourd'hui ? Aujourd'hui, la parole est libre et l'impunité n'est plus de mise. Nous allons donc pouvoir— devoir!— exercer notre métier dans toute sa plénitude et poursuivre avec une ardeur renouvelée notre mission. Bien sûr, nous allons repartir à la découverte de nos richesses, pour en jouir mais aussi pour contribuer à notre manière à leur préservation et à leur mise en valeur ; pour participer également à les promouvoir afin qu'elles deviennent un facteur de développement économique. Mais pas seulement. L'enjeu identitaire n'est pas de moindre importance aujourd'hui qu'il ne l'était hier. Avec l'explosion d'idées et de couleurs politiques qui submerge aujourd'hui la Tunisie, il est impératif de demeurer vigilant sur une question aussi centrale que l'identité. Si les choses se passent aujourd'hui de la manière dont elles se passent, c'est-à-dire de façon hautement civilisée, c'est précisément parce que la Tunisienne et le Tunisien sont les dépositaires d'une culture trois fois millénaire. Une culture qu'il faut savoir assumer non sans fierté et dans son intégralité. C'est ce à quoi nous nous emploierons en vue de participer à son ancrage dans les consciences et dans les comportements.