Par Kmar BENDANA La Tunisie est un pays féministe grâce à Bourguiba et par suite des progrès induits par le Code du statut personnel, produit législatif d'une lente évolution socioculturelle. Bourguiba, un enfant du peuple, devenu membre et locomotive de son élite par la voie des études et le chemin de la politique, a pu, par le geste instituant le CSP, imprimer une puissante dynamique à la société. Cet acte autocratique a ouvert la voie à de nouvelles pratiques des droits de l'individu dans la sphère familiale, sans détruire l'ordre patriarcal, comme il a impulsé d'autres conduites dans l'espace public, sans empêcher l'autoritarisme, par le même vecteur qui a transformé les hommes des générations nationalistes, l'éducation. Résultat : les Tunisiens sont féministes, les femmes et également les hommes. Le féminisme, fruit d'une pensée politique éclairée, s'est imposé dans la société et la culture politique ordinaire et, même s'il reste imparfait et toujours menacé, le droit a introduit une «révolution» sociale tranquille, fabriqué un placenta plus frais qui a permis d'engendrer un terreau social nouveau, apte à son tour à d'autres fécondités. La société tunisienne est aujourd'hui riche de femmes et d'hommes, de diverses conditions, de plusieurs générations, qui ont bénéficié de niveaux d'instruction variés, avec des profils diversifiés, des modes de vie différenciés. Ce pays, devenu musulman après d'autres épisodes, est le produit d'une longue histoire : sunnite et à majorité malékite, gouverné pendant trois siècles par une dynastie hanéfite, il est travaillé depuis longtemps par des minorités sociales qui ont joué un grand rôle dans le façonnement de son mental collectif. Malgré la simplification des appartenances politiques et religieuses qui a accompagné la décolonisation, ce petit pays sans minorités religieuses consacrées ni conflits ethniques ou linguistiques sanglants est loin de présenter une parfaite homogénéité. Sur fond de disparités régionales et de différences sociales, on observe en Tunisie une variété de mentalités, une multitude de comportements sociaux, un mélange de conduites qui intègre les modes vestimentaires, investit les tendances musicales, absorbe les feuilletons sentimentaux et les jeux vidéo, se nourrit de produits naturels et de fast-food, consomme la culture mondialisée de toutes les façons possibles et adaptables aux besoins matériels et spirituels de chacun. La question que pose cette variété d'attitudes et de conditions est l'immense injustice qu'elle recouvre et l'oubli ou le délaissement politiques qui ont aggravé les écarts, dressé des barrières devant le progrès et le bien-être basiques attendus par toute réforme. Aujourd'hui que les possibles ont chassé la résignation, que l'ensemble du corps social est touché par la gravité de ces inégalités, nous devons veiller à rectifier le tir, à rétablir un travail de justice sociale, sans perdre les bénéfices d'un parcours encore inachevé vers l'égalité des individus, la dignité de tous, la liberté de chacun. Le levier féministe a certes été perverti et réduit à une idéologie de façade. Transformé en supercherie politicienne, cet héritage social a été brandi comme un slogan, décliné sous de multiples versions, dans les discours, dans la scénographie du pouvoir, comme produit d'exportation vendu par nos chancelleries et vanté par les gouvernements étrangers, aveuglés et séduits. Ce critère adopté pour le casting des représentants de l'Etat fonctionnait en réalité comme un discriminant occulte, aux côtés d'autres ostracismes. Alors que nous sommes en train de chercher à changer de système, que nous essayons de sortir des dangers d'une politique inique, nous devons rétablir la salubrité de faire participer les femmes à la chose publique, afin de garder le cap d'une option fondamentale aujourd'hui incorporée dans la société et qui ne fait qu'intégrer dans «le peuple» sa moitié naturelle. Cette moitié féminine est aujourd'hui plus éduquée qu'en 1956, autrement plus présente dans l'espace privé grâce à son existence publique. A travers l'école et le travail, comme les hommes des générations précédentes, les femmes ont rattrapé une place qui a accéléré l'évolution de la société tunisienne, renforcé son élite, enrichi son humus naturel. Cet acquis qui n'a pas manqué de s'exprimer dans les derniers événements est prolongé par la mobilisation des femmes dans la société civile, le terrain professionnel, la vie quotidienne. Aussi la représentation féminine dans le dernier gouvernement est-elle symboliquement décevante. On peut voir dans la proportion de deux femmes sur une équipe de trente-deux membres du gouvernement le fruit de l'urgence, l'interpréter comme une précipitation de plus dans cette période tendue mais on ne peut s'empêcher de penser qu'elle reflète également le caractère encore trop masculin de notre manière de concevoir la politique, un archaïsme qui alourdit notre vie publique, un machisme qui freine l'inspiration révolutionnaire qui souffle depuis le 14 janvier. Pour la prochaine étape de construction de la représentativité populaire, pour la Constituante, souvenons-nous qu'un possible est déjà là: dans la société tunisienne, des femmes de toutes conditions existent, étudient, travaillent, produisent, militent, pensent, créent, élèvent les citoyens de demain, partagent le sort de ceux d'aujourd'hui et espèrent, en tant que citoyennes, un lendemain meilleur pour ce pays qui est aussi le leur et qui, pour rester vivant et pluriel, a besoin de toutes ses énergies.